ARGENTINE

Nouveau contexte, anciennes politiques

Centro de Estudios Legales y Sociales (CELS)1

Les niveaux d’inflation, pauvreté et indigence sont très supérieurs à ceux montrés par les statistiques officielles. Les mesures pour combattre la crise devraient corriger la concentration et l'inégalité, sur la base d'un calendrier de transformation incluant des politiques sociales à caractère universel pour dépasser la dynamique exclusive des dernières décennies et construire une citoyenneté basée sur les droits civils et politiques et sociaux. D'autre part, pour avancer dans la durabilité des politiques sociales, il est nécessaire que l’on dispose, contrairement à ce qui s'est passé dernièrement, d'information publique fiable.

Sans aucun doute, la crise financière globale va se répercuter rapidement sur le pays. Dans ce cadre, quelles sont les réponses alternatives qui sont proposées pour faire face à une augmentation imminente de la pauvreté? Quelles sont les propositions en matière de politiques sociales face à ce nouveau scénario? Les politiques après la crise de l'année 2001 qui ont été soutenues dans un contexte de croissance économique continuent-elles en vigueur? D'autre part, en matière de politiques centrales au moment de penser à des questions comme l’exclusion, pauvreté et indigence, ainsi que le transfert de revenus, quelles perspectives y a-t-il en abandonnant les réponses à caractère focalisé et en faisant des incursions dans des politiques à caractère universel?

Comme tout le monde le sait, la décennie des années 90 a signifié pour l'Amérique latine, et particulièrement pour l'Argentine, un processus de transformation en termes économiques, politiques et sociaux. Tout d’abord, l'Argentine a été le pays de la région qui a appliqué de la manière la plus extrême les politiques dictées par les organismes internationaux d'assistance de crédit, et qui en même temps a transformé en peu d’années le fonctionnement de l'économie, du cadre régulateur, la privatisation de services publics, la couverture en matière de sécurité sociale, les responsabilités de l’état dans de nombreux secteurs et services et la propre conception d'une politique sociale étrangère à une analyse de droits de l’homme.

De manière parallèle, et contrairement aux intentions des mentors de ces politiques, le chômage, la pauvreté, l'indigence et l'inégalité ont augmenté, pour aboutir fin 2001 à une crise institutionnelle et économique grave qui a conduit à la chute du gouvernement, à l'abandon, après dix années d’application, du régime de convertibilité de la monnaie et à un accroissement abrupt des niveaux de pauvreté et d’indigence dans le pays qui ont atteint, respectivement, 57.2 % et 27.5 % de la population en octobre 20022.

Bien qu'à partir de 2003 les signes de récupération économique sont devenus évidents, au premier semestre 2008, la population sous le seuil de pauvreté était encore de 17,8 % alors qu'elle était de 5,1  % sous le seuil d'indigence. Bien que la production et la diffusion d'information officielle soit actuellement déficiente, des rapports privés et indépendants estiment que cette situation a dépassé 30 % – quelque 12 millions de personnes - en 2008. En ce qui concerne l'indigence, des mesures extra-officielles la situent à plus de 10  %, – c’est à dire, 4 millions d'argentins.

Or, au-delà des données elles-mêmes, ceci s'avère alarmant dans un contexte de croissance économique qui deviendra récessif comme cela a déjà été annoncé. Ainsi, au-delà du temps que prendra la crise internationale pour arriver, la situation est déjà singulièrement grave. Des situations limites se produisent dans ce cadre, qui dans certains cas ont à voir avec la vulnérabilité sociale, pour lesquelles le plus grand risque est représenté par l'inflation qui, selon des estimations privées, est 4 fois supérieur aux chiffres officiels. Par conséquent, une augmentation du panier de la ménagère supérieur aux revenus réduirait la distance déjà courte de ces ménages jusqu’au seuil de pauvreté.

 

Chômage

Quant au marché de travail, entre 2003 et 2007 le chômage a diminué de plus d’un tiers. Au quatrième trimestre 2008 le taux de chômage se situait à 7,3 %3. Peu de personnes perçoivent l'assurance chômage, découragées - entre autres raisons - parce que l’allocation représente à peine 20 % de l'actuel salaire moyen. Bien qu'il n'y ait pas de données officielles mises à jour, on estime que sur 1.200.000 chômeurs déclarés par l'INDEC (Institut National Statistique et Recensements) seulement 125.000 travailleurs licenciés perçoivent l’allocation chômage. Et pour sa part,  le sous-emploi s’est réduit aussi de manière significative arrivant à 9,1 %. Dans tous les cas où l'on parle d'augmentations d’emplois, cela ne veut pas dire que l’on parle d’insertions définitives. D'autre part, les inégalités de sexe sur le marché du travail continuent sans changement, des actions positives visant à renverser les situations discriminatoires n’ont pas été mises en place. En effet, il persiste encore un niveau d’informalité très élevé.

Bien que les emplois non déclarés aient diminué – de 47 % au premier trimestre 2003 à 37,8 % au dernier trimestre 2008 – le pourcentage de travailleurs informels est encore extrêmement élevé. Concrètement, les règlements de travail et les politiques publiques qui favorisent le salaire indirect (comme l'augmentation des allocations familiales, les règlementations des assurances sociales, le barême de retraites, etc.) excluent quatre salariés sur dix.

L'accès à l'information

À tout ceci il faut ajouter l’échec de l'Institut National de Statistiques et Recensements (INDEC) 4 pour produire et diffuser, entre autres graves conséquences, des statistiques fiables pour des questions aussi sensibles que l’emploi, la pauvreté et l'inflation.

Sans aller plus loin, les mesures alternatives qui révèlent, entre autres, que les niveaux d’inflation, de pauvreté et d’indigence sont très supérieurs à ceux annoncés par les statistiques officielles, ont proliféré. Ce panorama complique l'analyse de la réalité sociale et le travail de conception de politiques en accord avec cette réalité.

Quelles sont les réponses ?

Dans les grandes lignes on pourrait affirmer que les politiques sociales argentines sont déjà consolidées, depuis la sortie de la crise de 2002, à travers deux grandes lignes : d'une part, celles destinées aux travailleurs salariés formels et, d’autre part, celles destinées aux secteurs non intégrés sur le marché de travail formel, concrètement par des programmes sociaux de transferts de revenus.

La première ligne, la politique de recomposition salariale et d'adoption de mesures destinées à des travailleurs salariés formels a aussi inclus conjointement la révision du régime prévisionnel et des allocations familiales, avec des incitations pour les emplois déclarés, parmi les mesures adoptées. Dans ce cadre il paraîtrait y avoir une confiance croissante sur le marché comme axe intégrateur et espace de canalisation des nécessités individuelles et sociales, auquel s’intègre un dispositif de politiques pour le « en attendant ».
 
La deuxième ligne consiste en des programmes de transferts de revenus pour des secteurs avec un autre genre de « vulnérabilité ». Dans cet ensemble de politiques, il convient de souligner le Plan Chefs de Famille au Chômage  (PJJHD, en espagnol) , qui est l’aspect émergent du scénario de crise économique et haut niveau de conflit social qui a marqué les dernières années de la convertibilité en Argentine. Il constitue, principalement, un programme centré sur le paiement d'une aide monétaire (d’environ 40 USD par titulaire) dans le but rhétorique de « garantir le Droit Familial d'Inclusion Sociale » sur la base de l’assistance scolaire des enfants et du contrôle de santé, de l’incorporation de bénéficiaires d'éducation formelle et/ou des activités de qualification de travail qui contribuent à leur future réinsertion au travail et de l’incorporation de bénéficiaires à des projets productifs ou des services communautaires, en tant que « contre-prestation » 5.

Sans aucun doute, une de ses principales réalisations a été sa portée quantitative dans un bref délai. Entre les principaux destinataires des politiques de transferts de revenus on trouve le PJJHD, qui a commencé en juin 2003 et a atteint 1.992.497 personnes et en novembre 2007 il comptait 795.274 bénéficiaires6. Donc, comme on le verra après, on a enregistré une diminution à la suite de l'option de transfert à d'autres programmes sociaux comme le Programme Familles pour l'Inclusion Sociale (PF), certains ayant obtenu un emploi ou d'autres dont les enfants ont dépassé19 ans.

Puis, dans des contextes de croissance économique, pour les bénéficiaires du PJJHD considérés « employables » ou en voie de l’être, on a annoncé en mars 2006 la création de l'Assurance de la Formation et de l’Emploi sans que sa mise en oeuvre ait substantiellement avancé (pour mars  2007 seulement 32.000 bénéficiaires avaient adhéré à ce programme).

Pour les « inemployables » (en particulier les femmes avec enfants ou en âge de procréer) on a créé le PF dans l'orbite du Ministère du Développement Social. Selon les données officielles, en août 2007 le programme comptait 504.784 familles bénéficiaires reçevant une prestation variable selon la quantité d’enfants ou de mineurs jusqu’à 19 ans à charge ou d’handicapés de tout âge. La quantité de base est de 155 ARS (42 USD) et le chiffre peut arriver à 305 ARS (82 USD) avec 6 mineurs à charge. Les mères de sept enfants et plus peuvent recevoir une allocation de 390 ARS (105 USD).  

Dans les grandes lignes ces programmes ne respectent pas les standards en matière de droits de l’homme de manière adéquate. Ponctuellement, ils présentent certaines faiblesses en  termes « de contenu minimum » des standards acceptables des droits sociaux et en particulier sur les principes d'égalité, la non discrimination, l’universalité et l’accès à la justice. Par conséquent, au-delà du discours en termes de « droits », leur conception et mise en oeuvre continuent à être élaborées en termes de logique de bénéfices.

Toutefois, malgré son ampleur, la diminution du pourcentage de pauvreté et d'indigence entre 2002 et 2007 peut difficilement être attribuée aux programmes mis en place, dont l'apport peut se considérer davantage comme un « soulagement » que comme une stratégie de « dépassement » de la pauvreté. Mais surtout, l'ombre que projette la crise internationale démontrent des aspects de persistance et d’inamovilité qui se révèlent alarmants. Bien que le nombre de bénéficiaires du PJJHD ait diminué pour diverses raisons depuis la crise de 2001-2002, sa portée résulte encore significative pour un pays qui a bénéficié d’une croissance économique. Il convient aussi de rappeler que l'accès naturel à ces deux programmes est clos et que la seule voie d’admission est judiciaire et pour beaucoup de secteurs l'universalité de la couverture, dans le cadre des critères choisis, n’est qu’une illusion.

Politiques sociales universelles, une nécessité urgente

L'accroissement de l'emploi et des revenus a lieu principalement sur le marché formel. L'État a créé et soutenu les conditions macro-économiques qui ont permis le processus de relance économique, accompagné de quelques politiques et actions destinées à améliorer les revenus des secteurs formels (allocations familiales, salaire minimum, etc.) et par conséquent cette tendance a été renforcée. Dans les grandes lignes, l’accent dans ce processus a été mis principalement sur les travailleurs salariés formels, ceux qui ont amélioré leurs conditions de vie en raison des politiques appliquées pendant les années 90.

La persistance d'un important niveau d'emploi non déclaré et d'un haut niveau de pauvreté et d’indigence diminue l'impact de mesures orientées vers le travailleur salarié formel et augmente les disparités entre les deux secteurs.

Sans aller plus loin, les travailleurs qui se trouvent sur le marché du travail reçoivent une allocation familiale (AAFF) par enfant mais cela est impossible pour les secteurs appartenant à l'économie informelle, pour les travailleurs indépendants (freelance), ceux qui sont au chômage et ne sont pas bénéficiaires de l'assurance chômage (par exemple pour les bénéficiaires de plans sociaux), des femmes de ménage, des migrants, des personnes privées de liberté ou internées pour maladies mentales. Bien qu'il convienne de clarifier que l'objectif des allocations n'était pas de toucher directement les enfants mais la croissance et l'expansion familiale du travailleur salarié formel, il n'y a aucune raison  qu’un enfant dont le père ou la mère se trouvent  en dehors du marché formel de travail, comme par exemple un travailleur freelance ou un bénéficiaire de programme social, ne puisse pas bénéficier de la politique publique.

Le recensement de population de 2001 a montré que 70 % des enfants étaient exclus. Cette discrimination, d'autre part, est transposée sur les programmes sociaux de transferts de revenus comme le PF : ici, l’enfant d'une mère bénéficiaire reçoit 45 ARS (12 USD), alors que celui dont les parents ont un travail formel peut arriver à percevoir jusqu'à 100 ARS (27 USD) par AAFF.

Le nouveau scénario

Il est possible que la crise internationale rouvre un espace pour redécouvrir la pauvreté et ouvrir une nouvelle porte de dialogue sur l'universalité. Toutefois, comme signe encourageant, de nombreux projets législatifs se sont présentés qui ont seulement été examinés à un niveau de commission. De même, la province de Buenos Aires, la plus significative du  pays en termes d'influence politique et de population, met en oeuvre progressivement une politique de bénéfice universel. Bien que les politiques universelles proposées n’aillent pas résoudre la problématique de pauvreté et d’exclusion,  elles peuvent au moins mettre en marche un dispositif de politique sociale en accord avec le contexte socio-économique et les changements sur le marché du travail. Il est indispensable, alors, de prendre en considération les transformations arrivées et de supprimer la continuité de politiques conformes à d'autres contextes, comme celui du plein emploi.

La conclusion est évidente : dans le cadre de la récupération de l'activité économique, les conditions de fonctionnement de l'économie locale (concentration élevée et extrême inégalité) n'ont pas été modifiées substantiellement. Un calendrier de transformation devrait inclure, entre autres, des politiques sociales à vocation universelle, ce qui à la rigueur implique de rouvrir la discussion sur l'universalité et d’assumer que la politique sociale est encore essentielle à la construction de la citoyenneté basée sur le respect et l'approfondissement de droits individuels et sociaux. En même temps, les politiques à vocation universelle tracent une voie pour surmonter effectivement la dynamique d’exclusion des dernières décennies. Pour cela, il est fondamental de pouvoir compter sur une information publique fiable, de qualité et en quantité suffisante pour permettre d'avancer en direction de la durabilité des politiques sociales.

1 Elaboré par Pilar Arcidiácono  et Laura Royo, directrice et membre du Programme des Droits Economiques, Sociaux et Culturels.

2 Instituto de Estadísticas y Censos (INDEC), Pourcentage de foyers et personnes sous les lignes de pauvreté et indigence dans les agglomérations urbaines EPH et régions statistiques, depuis mai 2001. Disponible sur : <www.indec.gov.ar/>.

3 “Seguro de desempleo: lo piden pocos y está desactualizado”. (Assurance chômage : peu demandé et périmée) Clarín, 9  mars  2009. Disponible sur : <www.clarin.com/diario/2009/03/09/elpais/p-01873175.htm>.

4 Or, les problèmes en rapport avec l'information non seulement se concentrent à l'INDEC. Il est important de rappeler ici le problème dont a fait face le Système d’Information, Monitorat et Évaluation de Programmes Sociaux (SIEMPRO, en espagnol), dont son site internet a été suspendu pour un temps prolongé et dont l'actuel ne dispose pas  de l'information complète. A cause de cela, il manque aussi d'information pour analyser les politiques sociales étant donné le manque publicité et mise à jour dans les sites internet officiels.

5 Décret 565/02.

6 Selon information du Ministère du Travail, l'Emploi et la Sécurité Sociale à décembre 2008 le total des récepteurs de programmes d'emploi atteignait 970.000 bénéficiaires. De toute façon, en consacrant une prestation indifférenciée par chaque chef de foyer chômeur, le PJJHD n'a effectué aucune distinction selon la composition du groupe familial. De cette manière,  autant plus grande la quantité de membres du foyer, plus faible est l'incidence de la prestation dans des termes de la réalisation des objectifs fixés. D'autre part il n'existe pas de mécanismes administratifs et/ou judiciaires de réclame prévus dans la réglementation du plan. Malgré de nombreuses actions d'abri par des personnes qui réunissent les conditions établies dans la réglementation, qui ont réclamé leur incorporation au PJJHD et ont remis en question la fermeture de l'inscription, au-delà des sentences favorables, le processus de juridisation n'a pas eu d’impact ni dans la révision de la politique publique, ni dans le domaine du dialogue et l'interaction entre les différents acteurs. À ce sujet, voir Arcidiacono, Pilier et Royo, Laura : “Loin d'une analyse de droits”, en Rapport Social-Watch 2008.