Une réponse à la crise financière et économique envisagée sous l’angle des droits de l’homme
Aldo Caliari1
Center of Concern (COC)
Bien que l’héritage que laisse l’actuelle crise financière soit sombre, il y aura un autre leg : les idées capitales sur les droits de l’homme ne pourront plus être rejetées. La crise offre une occasion historique – et une responsabilité générationnelle – pour repenser les prises de décision en matière de politiques économiques. Une approche fondée sur les droits de l’homme exige une réforme des structures de gouvernance pour assurer que toute la politique économique soit mise en œuvre en concordance avec le régime des droits de l’homme. Cela garantira la participation à tous les niveaux, de sorte que les décisions soient à chaque étape soumises au scrutin public, à la transparence et à l’obligation de rendre des comptes.
La crise qui a commencé, pendant l’été 2007, dans le secteur des crédits hypothécaires à haut risque (subprime) aux États-Unis s’est transformée en crise mondiale, considérée comme la pire crise depuis la grande dépression.
L’ampleur de la crise dévoile un aspect tout à fait nouveau sur les conséquences de l’approche traditionnelle des droits de l’homme et de la régulation de la finance. Ce modèle impose aux défenseurs des droits de l’homme la vision que les questions de régulation financière sont strictement techniques et doivent rester entre les mains des experts, et que les politiques et les inquiétudes liées aux droits de l’homme doivent être envisagées indépendamment des questions de régulation financière ou simplement réduites au point de vue des experts de la finance sur ce sujet. Cependant, la crise a montré les défauts de cette approche et renforce une critique de la régulation financière, fondée sur les droits de l’homme. Bien qu’il y ait eu beaucoup d’explications sur l’origine de la crise, il y a un accord général sur l’importance de nombreux échecs dus au laxisme de la régulation et de la surveillance des marchés financiers, de leurs opérateurs et des instruments qu’ils utilisent2.
De même, il n’est pas difficile de trouver du soutien pour l’idée que, partout dans le monde, la crise aura un effet considérable sur les droits de l’homme. Par exemple, la diminution drastique de la demande mondiale accumulée a eu comme effet la propagation du chômage partout dans le monde et, pour beaucoup, la destruction de leurs moyens de vie. Après des années de diminution du chômage, et selon les pronostics de l’OIT3 il y aura en 2009 près de 20 millions de chômeurs de plus qu’en 2007. Environ 50 millions de personnes pourraient perdre leurs emplois si la crise atteignait la dimension du chômage des années 904. Cependant ces chiffres d’ensemble ne traduisent pas le fort impact que subissent les femmes, les enfants, les pauvres, les indiens, les minorités ethniques et les travailleurs immigrés. Au chômage croissant s’ajoute une sécurité sociale – qui dans beaucoup de pays dépend du fait d’avoir du travail – qui s’affaiblit. Pour ceux qui ont encore un travail, la hausse du chômage se traduit par une plus grande pression sur leurs salaires et leur couverture sociale. La sécurité sociale des plus âgés subit aussi les effets de la crise : les systèmes de retraites sont déficitaires, dans certains cas les pertes atteignent 50 %5. Le passage des systèmes de retraites du secteur public à des systèmes du secteur privé dans les dernières décennies augmente ces effets. Pour leur part, les revenus de l’état qui devaient renforcer le soutien nécessaire à la couverture sociale et des retraites ont subi une diminution considérable qui laisse les gouvernements sans marge de manœuvre.
Il est prévu que la pauvreté augmente de 53 millions de personnes dans le monde6. Mais même ce chiffre semble être optimiste, puisqu’il est fondé sur la définition de pauvreté de la Banque mondiale que beaucoup mettent en doute, et qui sous-estime probablement la quantité réelle de pauvres7. La dégradation de l’état nutritionnel et de santé des enfants qui ont une consommation insuffisante d’aliments (soit en moindre quantité, soit en pire qualité) peut se révéler irréversible. Les évaluations suggèrent que la crise alimentaire a déjà augmenté de 44 millions le nombre de personnes qui souffrent de dénutrition8.
Il est probable que les effets de la crise entraînent aussi une augmentation de l’inégalité. L’écart entre les foyers riches et les foyers pauvres, en augmentation depuis 1990, se creusera davantage. Selon un échantillon de pays enquêtés dans un rapport de l’OIT publié en 2008, l’écart entre les revenus de 10 % des salariés touchant les salaires les plus élevés et de 10 % des salariés touchant les salaires les plus faibles avait augmenté de 70 %9.
Si le malaise social et les expressions publiques de désespoir et de frustration se heurtent à la répression violente des forces de l’ordre, comme cela est déjà arrivé dans certains pays, alors les droits civils et politiques seront aussi menacés par la crise. L’augmentation des manifestations xénophobes ou d’autres sortes de sentiments discriminatoires se produisant en différents endroits, pourraient également mettre en danger les droits des travailleurs étrangers et des groupes minoritaires, qui sont les plus vulnérables à la discrimination.
En raison de tous ces effets et en accord avec le consensus concernant l’origine de la crise, il faut conclure que les décisions prises concernant la régulation financière ont des conséquences tangibles pour la jouissance des droits. Le contraire est également vrai : envisager de faire respecter les normes en matière de droits de l’homme sans aborder les effets des politiques financières et des options en ce qui concerne la régulation aurait des résultats insuffisants et inefficaces.
Cependant, les conséquences évidentes de cette crise ne sont pas différentes de celles qui se sont produites lors des autres crises financières qui, au siècle précédent, ont périodiquement touché divers endroits du monde – particulièrement l’Asie de l’Est à la fin des années 1990. Elles ont toutes entraîné des privations et de graves souffrances pour les citoyens ordinaires, surtout pour les plus vulnérables et les marginalisés, alors que ceux qui se sont enrichis par la spéculation financière ne sont pas tenus de rendre compte de leurs actions. Par exemple, pendant les dernières années, non seulement la tendance à une augmentation de l’inégalité de revenus s’est maintenue mais il y a eu aussi une croissance du volume des richesses contrôlées par les « super-riches »10. Les stratégies agressives d’investissement – c’est à dire la spéculation – favorisées par les flux sans restriction des capitaux, ont permis l’apparition de ces phénomènes11. Cependant, ce sont les groupes aux revenus les plus faibles, et non pas ceux qui se sont enrichis lors de l’expansion économique préalable à la crise, qui seront démesurément touchés par la récession post-crise.
Sur ce point, la crise remet aussi en question la croyance que les richesses engendrées par le marché se « répandraient » sur le reste de la population. Récemment, le prix Nobel d’économie Joseph Stiglitz a déclaré que les marchés financiers – et de fait la croissance du PIB tel qu’il est mesuré actuellement – ne sont pas un but en eux-mêmes mais qu’ils existent pour favoriser le bien-être des personnes. Ce qui est bon seulement pour les finances ou pour la croissance du PIB, ne l’est pas nécessairement pour le bien-être économique de tous. Cet effondrement du système exige que les gouvernements nationaux assument un nouveau rôle dans l’élaboration des politiques économiques, aussi bien au niveau national et de plus en plus, au niveau international.
Une réponse axée sur les droits de l’homme: les principes
Une réponse à la récession financière et économique qui se centre sur les droits de l’homme n’est pas seulement une question de justice, mais elle permettra aussi que les réformes du système financier et économique soient plus durables et résistent mieux aux crises futures.
Une réponse fondée sur une politique axée sur les droits de l’homme ne suppose pas à priori un système économique déterminé. Cependant, elle prend comme point de départ un encadrement clair et universellement reconnu – un ensemble de normes fondées sur les instruments essentiels de la loi internationale sur les droits de l’homme – pour guider la conception et l’application de politiques et de programmes économiques visant à résoudre la crise. Les droits de l’homme non seulement permettent de limiter l’oppression et l’autoritarisme, mais ils imposent aussi aux états des obligations positives pour défendre les droits économiques, sociaux et culturels. Les états ont le devoir de respecter et de protéger les droits de l’homme à tout moment, ainsi que de s’y conformer, surtout en période de crise.
Les gouvernements doivent assurer prioritairement la jouissance des droits sociaux et économiques minimums essentiels ; ils ont aussi l’obligation spécifique et constante de travailler avec toute la célérité et l’efficacité possible pour atteindre leur pleine application. Les normes en matière des droits de l’homme exigent que les gouvernements ne prennent aucune mesure délibérément régressive – par exemple, l’élimination de programmes essentiels – à moins que ceci soit absolument justifié pour la totalité des droits garantis dans les principaux traités sur les droits de l’homme et dans le contexte de la pleine utilisation du maximum des ressources disponibles. Même avec des deniers publics limités, les états doivent réunir le maximum de ressources disponibles pour assurer que les droits économiques et sociaux s’exécutent pleinement de façon progressive dans le court et le long terme.
En plus, le principe de non discrimination requiert que les états assurent que toutes les mesures prises en réponse à la crise n’aient pas d’effets disproportionnés et que soient établies des mesures délibérées et ciblées afin d’assurer une égalité à l’accès aux services de base dans tous les pays et parmi tous les groupes démographiques. Les membres les plus démunis doivent être protégés de façon prioritaire, même lorsque la limitation des ressources est sévère.
Bien que les obligations primaires des états en matière de droits de l’homme tombent sous leurs juridictions, il faut aussi – dans l’esprit de la charte de l’ONU et des lois internationales applicables – qu’elles contribuent à la coopération internationale pour la pleine réalisation des droits de l’homme. En agissant dans les forums internationaux tels que l’ONU, la Banque mondiale et les réunions ad hoc du Groupe des 20 (G-20), les états doivent assurer que leurs politiques soient cohérentes et qu’elles conduisent à la réalisation des droits de l’homme. Dans ce sens, les états qui ont joui d’une position plus puissante dans la prise de décisions sur les politiques économiques mondiales ont une responsabilité plus grande d’avoir causé, par leurs actions ou omissions, cet effondrement mondial. Par conséquent ils ont aussi une plus grande responsabilité pour en atténuer les effets et prendre les mesures nécessaires pour assurer une issue juste et durable. Conformément à la loi internationale, les gouvernements doivent aussi assurer que les normes en matière de droits de l’homme soient prioritaires par rapport aux engagements commerciaux, des investissements ou financiers.
Les principes fondamentaux en matière de droits de l’homme incluent la participation sociale, la transparence, l’accès à l’information, la protection juridique et la responsabilité publique. Les gens doivent pouvoir participer dans la vie publique et interagir de manière significative dans le développement des prises de décisions les concernant, leur permettant ainsi de contester les processus qui touchent leurs vies. De plus, les états doivent assurer que personne ne soit au-dessus de la loi. Les personnes dont les droits ont été atteints doivent disposer de solutions accessibles et efficaces pour exiger leur réparation. Les responsables des préjudices causés, même si ce sont des acteurs privés, doivent être traduits en justice, et les activités futures qui portent atteinte aux droits de l’homme doivent être interdites.
Réforme du procédé de prise de décisions en matière de politiques économiques
La crise actuelle fournit une occasion historique et, de fait, une responsabilité générationnelle de repenser la façon dont les décisions en matière de politiques économiques ont été prises jusqu’à présent. Une approche des droits de l’homme exige une réforme des structures de gouvernance afin d’assurer que toute la politique économique au niveau national et international soit effectuée conformément au contenu juridique offert par le régime des droits de l’homme. .
Trop souvent les décisions officielles sur la régulation des flux des capitaux financiers, par exemple, – ou bien le besoin de s’en passer – sont prises par quelques «experts», parmi lesquels figurent en général les propres représentants des industries du secteur privé. Essentiellement, ce procédé entrave la participation publique dans les discussions politiques et légales fondamentales qui touchent tout le monde, avec des effets sur les plus vulnérables et les marginaux en particulier. Une réponse fondée sur une politique des droits de l’homme transformerait ce procédé, en assurant la participation à tous les niveaux et en soumettant les décisions à un examen public,à la transparence et à l’obligation de rendre des comptes à chaque étape.
La responsabilité publique et la participation dans la politique économique sont aussi entravées par l’ingérence des institutions financières internationales et des bailleurs de fonds imposant des conditions en matière de politiques ou par les règles inflexibles contenues dans les accords commerciaux et d’investissement. Les états devraient avoir le pouvoir d’assurer que leurs obligations en matière de droits de l’homme soient prioritaires par rapport aux engagements économiques ou aux droits des investisseurs.
Ces mêmes principes en matière de droits de l’homme doivent être diffusés internationalement, puisque la coopération pour la réalisation de ces droits est une obligation de tous les états, surtout pour les responsables des dommages causés. En dépit des conséquences à grande échelle des mesures des politiques financières, les organismes intergouvernementaux qui établissent l’agenda et définissent les reformes financières, tels que le Comité de Bâle sur le contrôle bancaire, le Forum de stabilité financière et le G-20, limitent la participation de la plupart des pays. De leur côté, le FMI et la Banque mondiale sont toujours gouvernés par des principes en matière de prise de décisions qui laissent un rôle marginal aux pays en développement et qui limitent la transparence. De même, dans ces forums sont exclues de l’élaboration les réponses politiques d’autres organisations internationales qui ont pour mandat la protection des droits de l’homme.
L’ONU, en tant que gardien du cadre légal international, est le forum le plus adéquat et légitime pour débattre les réformes nécessaires à la restructuration du système économique et financier international sur la base des droits de l’homme. Son rôle serait énormément renforcé par l’établissement d’un Conseil de coordination économique mondial, tel qu’il a été recommandé par la Commission d’experts de l’ONU12. Ce Conseil, qui fonctionnerait sous le principe de la représentation équitable et au même niveau que l’Assemblée générale et que le Conseil de sécurité, pourrait apporter une plus grande efficacité, représentation et transparence dans l’élaboration de stratégies pour envisager les politiques économiques lorsqu’elles concernent les priorités de développement, au-delà du champ d’application limité des ministères des finances ou de l’économie.
La régulation du secteur bancaire et financier
Un aspect frappant de la crise est la manière dont les institutions financières ont réussi à transférer aux secteurs les plus vulnérables de la société la charge de leur irresponsable prise de risques. Ce sont les politiques spécifiques du gouvernement, conçues pour déréguler le système financier en entier, qui ont permis cela. Par conséquent, les gouvernements – au niveau national et international – doivent adopter des mesures pour protéger les droits de l’homme de leurs populations par le biais d’une solide régulation du secteur bancaire et financier. Ils doivent aussi renforcer la responsabilité et l’état de droit avec un strict contrôle des actes délictueux. Bien qu'à l’heure actuelle certains actes ne sont pas considérés comme des délits (par exemple, « l’évasion fiscale » dans certains pays) ou comme des infractions entraînant des responsabilités légales, une législation appropriée doit être adoptée et appliquée à ce sujet. Et plus encore, les gouvernements doivent agir avec sérieux pour garantir aux individus et aux pays touchés sans responsabilité aucune, une indemnisation.
«Les afro-américains et les indigènes partagent un passé d’exploitation et de conquête et ils subissent à l’extrême les effets de la crise. Notre empire américain s’est forgé sur le fameux rêve américain, mais on voit qu’on a utilisé des terres usurpées et du travail volé pour construire ce pays, le pays le plus riche qu’on ait jamais vu dans le monde. Depuis le début, les institutions financières ont employé tous les moyens possibles et imaginables pour aider et encourager les spéculateurs qui essayaient de bâtir l’empire. Nous devons rejeter la théologie néolibérale et édifier des théories théologiques plus progressistes» Jean Rice (Picture the Homeless, New York) |
De toutes les institutions du secteur financier, les banques sont les plus réglementées. Cependant, leur conduite est de plus en plus gouvernée par des principes de contrôle qui relèvent de leurs propres mécanismes de gestion des risques, au lieu de l’être par des normes extérieures développées par une institution de contrôle au niveau national. En réponse à la pression des pays industrialisés, beaucoup de pays pauvres ont progressivement adopté ces mêmes principes, en partie séduits par la possibilité d’attirer des banques internationales. Ils ont également permis, pour la même raison, que ces banques déplacent des capitaux sans restrictions. Cependant, la dérégulation pour attirer des banques étrangères n’a pas toujours produit les bénéfices désirés. Les preuves empiriques démontrent qu’il n’existe aucun rapport entre la libéralisation des comptes de capitaux et l’augmentation de la croissance économique. L’accès au crédit, surtout pour les groupes les plus marginalisés, ne s’est pas beaucoup amélioré, alors que les grandes banques internationales ont eu tendance à éliminer le secteur bancaire national dont dépendent les plus défavorisés. Aujourd’hui les pays qui sont vulnérables et qui dépendent des banques étrangères sont les plus touchés par la crise financière, parce que ces institutions rentrent vers leurs pays d’origine et refusent d’octroyer des prêts aux économies devenues fragiles.
Les réformes du secteur bancaire devraient aménager des espaces libres pour que les gouvernements nationaux puissent réguler les services offerts par les banques afin d’assurer un accès plus large au crédit et aux autres fonctions sociales clés. Si l’on considère que les banques nationales sont le meilleur moyen de garantir les droits, elles devraient être pleinement soutenues.
Les hedge fund (fonds d’investissement spéculatif), les fonds de capitaux propres privés et les agences de notation financière ont leur propre schéma d’autorégulation. Dans beaucoup de pays il a été permis que les hedge funds deviennent le mécanisme principal pour le dépôt de l’épargne des citoyens ordinaires, ceci mettant en danger l’accès des citoyens à la sécurité sociale. Les hedge funds et les fonds de capitaux propres privés ont aussi provoqué une brusque montée du chômage et autres violations des droits du travail en raison de leur influence excessive sur les procédés de prise de décisions pour la restructuration des entreprises dans le monde entier. L’obtention de bénéfices extraordinaires a aussi été encouragée moyennant des stratégies à effet de levier basées sur des exonérations fiscales sur le financement des dettes, compromettant les sources des recettes fiscales. Ceci a limité les possibilités d’expansion fiscale de nombreux gouvernements au moment même où ils en ont le plus besoin pour stimuler la création d’emplois et renforcer les mesures de protection sociale.
En admettant que les activités de ces acteurs financiers ont des effets profonds et mesurables sur les droits de l’homme, l’état ne doit pas abandonner son devoir de protection. Les gouvernements devraient travailler de manière conjointe à la mise en place de mesures nécessaires pour éviter que les hedge funds, les fonds de capitaux propres privés, les instruments dérivés et les agences de notation financière aient des effets négatifs sur l’application des droits de l’homme.
La libéralisation du capital et la création de paradis fiscaux impénétrables ont rendu plus difficile l’application d’impôts progressifs sur les flux de capitaux et ont érodé encore davantage la base imposable des pays, aussi bien au Nord qu’au Sud, en facilitant le transfert des bénéfices des pays où ils ont été obtenus vers des pays où l’on paye très peu ou pas du tout d’impôts. Ceci a des conséquences négatives sur les recettes fiscales, pourtant cruciales pour que les gouvernements puissent remplir leurs obligations en matière des droits de l’homme. Les gouvernements doivent être à la hauteur de leurs devoirs envers leurs citoyens et protéger les revenus publics de façon transparente et responsable. Ils doivent pour cela interdire les paradis fiscaux et prendre des mesures appropriées pour contrôler le mouvement du capital et renforcer les comptes fiscaux.
De même, les banques centrales sont des organismes publics et, en tant que parties intégrantes du gouvernement, elles ont des obligations en matière des droits de l’homme. Le principe de « l’indépendance de la banque centrale » a souvent signifié l’indépendance par rapport aux intérêts sociaux et aux droits de l’homme. Toutefois cela ne signifie pas être libéré de l’ingérence des lobbyistes financiers privés. Les banques centrales doivent reconnaître que l’indépendance ne signifie pas absence de responsabilité envers les intérêts de la société entière. Elles doivent trouver un équilibre entre le besoin de parvenir à une inflation faible et stable et leurs obligations de lutte contre l’inégalité des revenus et de stabilisation de l’emploi et la subsistance de la population grâce à divers instruments de crédit et de contrôle.
La crise et les droits de l’homme dans le Sud
La mesure dans laquelle la crise met en péril la réalisation des engagements pour les droits de l'homme se fait sentir plus dramatiquement dans le Sud. Pendant longtemps on a dit aux pays en développement qu’ils devaient avoir confiance en la croissance axée sur les exportations et les politiques de libre marché. Et maintenant ce sont ceux qui souffrent le plus à cause de la chute de la demande extérieure produite par la crise. On devrait accorder à ces pays une flexibilité spéciale pour qu’ils puissent tenir entièrement leurs engagements en matière des droits de l’homme et pour qu’ils puissent développer des politiques commerciales afin de pouvoir faire face à la crise et prévenir leur vulnérabilité au regard de futures exportations. La ligne et la stratégie des exportations choisies par un pays, ainsi que l’équilibre entre les exportations et les besoins du marché intérieur, devraient être soigneusement orientés en fonction de leurs obligations en matière des droits de l’homme, en particulier la nécessité de garantir la non-discrimination et la réalisation progressive des droits.
Le niveau d’endettement est aussi sur le point d’augmenter dans les pays en développement. La crise ne détériorera pas seulement leur situation commerciale et financière, les obligeant à s’endetter, mais il est aussi probable qu’une réponse efficace face à la crise, ne faisant pas appel à des dépenses déficitaires pour accélérer la récupération, détériore les niveaux de base minimum de bien-être. Cependant on ne peut pas ignorer les conséquences et les effets que les futurs prêts auront sur les droits de l’homme. Une partie de l’augmentation de la dette est due à la prolifération des lignes rapides de crédit favorisées par les institutions multilatérales de crédit, comme la Banque mondiale, qui sont censées aider les pays en développement à faire face à la crise. Ces lignes de crédit déboursent d’énormes sommes d’argent avec peu ou aucune possibilité de contrôle citoyen et de responsabilité publique et il existe un risque réel qu’elles éludent complètement les garanties sociales et environnementales. Une partie de l’augmentation des niveaux d’endettement est lié au besoin de refinancer la dette dans les marchés de capitaux privés en difficulté ne comptant qu’avec très peu de fonds, alors que les pays en développement essayent vainement de faire concurrence aux pays industrialisés afin de recomposer leur secteur bancaire déficitaires et de mettre en œuvre des plans de relance.
Bien qu’à court terme ces lignes de crédit puissent être nécessaires pour permettre aux gouvernements de stabiliser leurs dépenses, les principes des droits de l’homme sont essentiels pour déterminer (1) les prêts strictement nécessaires qui doivent être demandés, (2) les demandes qui devraient être satisfaites grâce à un financement concessionnel plus que des prêts, et (3) les principes de responsabilité publique et de transparence qui assureront que les nouveaux prêts soient contractés de façon responsable, avec un contrôle social approprié, pour éviter de produire davantage de dettes illégitimes que les générations futures seront obligées de payer.
Certains annoncent que les réductions budgétaires produites par la crise et le transfert de fonds aux plans de relance fiscale conduiront les pays donateurs à diminuer leur aide au développement. Compte tenu du fait que la jouissance des droits de l’homme de nombreuses personnes est en danger en raison de la crise financière, les gouvernements donateurs ne doivent en aucune façon revenir sur leurs obligations d’aide internationale en recoupant l’aide au développement.
Plans de relance économique axés sur les droits de l’homme
Les lignes directrices d’une approche de la crise basée sur les droits de l’homme ne seraient pas complètes sans une référence au rôle très particulier que les normes en matière de droits de l’homme devraient jouer dans les plans de relance économique nationaux. Les principes de non-discrimination, de transparence, de responsabilité publique et de participation, déjà mentionnés, sont particulièrement importants à ce sujet.
Les plans de relance économique ne doivent en aucune façon discriminer. Les gouvernements devraient analyser les conséquences de leur distribution dans la société pour garantir l’équité des bénéfices que ce soit du point de vue du genre, de l’ethnie, de l’orientation sexuelle ou de la classe sociale. Des mesures supplémentaires seront certainement nécessaires afin de favoriser une égalité substantielle dans les groupes historiquement marginalisés et spécialement vulnérables. Les politiques de genre, par exemple, requièrent la participation de femmes dans la conception et la mise en œuvre des plans de relance. Les décisions, pendant la durée du plan de relance, doivent rester ouvertes aux questionnements et doivent être fondées sur la participation et la transparence pour renforcer la responsabilité publique.
La stabilisation et le renforcement des systèmes de protection sociale pour tous les citoyens, particulièrement les plus vulnérables, doivent être spécialement prioritaires lors de l’élaboration des plans de relance par les gouvernements. Le droit à la sécurité sociale est reconnu dans la Déclaration universelle des droits de l’homme et dans de nombreux traités internationaux sur les droits de l’homme; tous les états ont l’obligation d’établir immédiatement un système de protection sociale de base et de l’étendre au fur et à mesure des ressources disponibles. Le renforcement de ces systèmes respecte les engagements à court terme de protéger les personnes d’une récession économique et favorise la priorité économique à plus long terme d’investir dans les individus.
Cependant, à l’heure actuelle le recours aux plans de relance économique pour éviter des mesures régressives en matière des droits et pour relancer les économies nationales, n’est pas accessible à tous les pays. Tout en garantissant que ces plans de relance tiennent compte des standards en matière de droits de l’homme au niveau interne, ils devraient également maintenir leurs obligations avec la coopération internationale en diminuant l’écart financier global avec le Sud.
Il est important que, dans un effort pour stabiliser l’emploi et les moyens de vie, les plans de relance n’augmentent pas la demande vers des modèles de consommation désuets et non viables aussi bien dans les pays riches que dans les pays pauvres. Maintenir une économie qui consomme beaucoup de carbone, épuisant les ressources de la Terre et augmentant les émissions de gaz à effet de serre, ne fera que multiplier les défis auxquels de nombreux pays doivent déjà faire face pour défendre les normes en matière de droits de l’homme.
Conclusions
On devrait s’attendre à un sombre héritage laissé par cette crise financière, beaucoup plus sombre que celui laissé par n’importe quelle autre crise que cette génération ait connue. Mais ceci s’accompagne d’un héritage d’idées importantes qui ne peuvent plus être négligées et qui devraient être le centre de la restructuration du système économique mondial. L’une de ces idées est l’importance indiscutable que revêtent, pour les différentes options de politiques économiques et financières, les engagements en matière de droits de l’homme que la communauté internationale a soutenu dès 1948. L’humanité ferait bien de ne pas oublier à quel prix se sont forgés les instruments modernes des droits de l’homme.
1 Une version préliminaire de cet article a servi de base pour une déclaration publiée par le Réseau international pour les droits économiques, sociaux et culturels (Réseau-DESC) en consultation avec de nombreuses organisations de droits de l’homme. L’auteur remercie Nicolas Lusiani, qui a aidé à compléter la déclaration, et les nombreuses organisations de droits de l’homme pour leurs commentaires et leurs contributions au document. La responsabilité pour d’éventuelles erreurs revient, évidemment, uniquement à l’auteur.
2 Pour une étude détaillée des principales sources officielles (FMI, Banque des règlements internationaux, Forum de stabilité financière) qui montrent les remarquables similitudes dans la compréhension des causes de la crise financière, voir Caliari (2009), “Assessing Global Regulatory Impacts of the U.S. Subprime Mortgage Meltdown : International Banking Supervision and the Regulation of Credit Rating Agencies”, document préparé pour le Symposium sur le marché financier et le risque systémique : la répercussion mondiale de l’effondrement des crédits hypothécaires sub-prime aux États-Unis, co-organisé par le Journal of Transnational Law and Contemporary Problems à la faculté de droit de l’Université d’Iowa et le Centre pour les finances internationales et le développement de l’Université d’Iowa.
3 OIT. “The Financial and Economic Crisis : A Decent Work Response”. Document de débat GB.304/ESP/2, 2009.
4 Ibid.
5 Banque mondiale. The Financial Crisis and Mandatory Pension Systems for Developing Countries. Washington DC : Banque mondiale.
6 World Bank News, le 12 février 2009.
7 La classification arbitraire de la Banque mondiale dans laquelle les personnes qui vivent avec moins de 2 USD par jour sont pauvres et celles qui vivent avec moins de 1 USD par jour sont extrêmement pauvres a été critiquée maintes fois parce qu’elle ne représente pas la réalité de la pauvreté dans les différents pays, avec des seuils de pauvreté nationale très différents, et le panier de biens que ces revenus permettraient d’acheter dans des pays différents. En 2008, la Banque a mis à jour son calcul de la parité de pouvoir d’achat (PPA) déjà très périmé ; sur cette base, le nombre de personnes que la Banque définit comme extrêmement pauvres (à présent, celles qui vivent avec moins de 1,25 USD par jour) a été recalculé à la hausse à 1,4 milliards, presque 50 % de plus que l’estimation précédente d’1 milliard (voir le Rapport 2009 des Objectifs du millénaire pour le développement de l’ONU : 4-7).
8 Banque mondiale (2009). Swimming Against the Tide : How Developing Countries Are Coping with the Global Crisis. Washington DC : Banque mondiale.
9 OIT. World of Work Report 2008 : Income Inequalities in the Age of Financial Globalization. Genève : OIT.
10 D’après une analyse effectuée en 2007 par Merill Lynch y Capgemini, « Le nombre de personnes avec
1 million d’USD ou plus à investir a augmenté de 8 %, atteignant 9,5 millions l’année dernière, et la richesse qu’ils contrôlent s’est étendue à 37,2 billions d’USD. Environ 35 % est entre les mains d’à peine 95.000 personnes avec des actifs de plus de 30 millions d’USD ». Voir Thal Larsen, P. “Super-rich Widen Wealth Gap by Taking More Risks”. Financial Times, le 28 juin 2007.
11 Thal Larsen, ibid, cite l’un des directeurs de Merill Lynch qui a dit que la différence entre les riches et les super riches reflétait « la volonté du très riche de prendre de plus grands risques ».
12 Assemblée générale des Nations Unies. “Recommandations de la Commission d’experts du Président de l’Assemblée générale sur la réforme du système monétaire et financier international”. A/63/838, le 29 avril 2009.