Les obligations des entreprises transnationales envers les droits humains et le rôle de la société civile
Jana Silverman,
Social Watch
Álvaro Orsatti,
Confédération syndicale des Travailleurs et Travailleuses des Amériques
Les organisations de la société civile utilisent diverses méthodes pour que les corporations se responsabilisent envers leurs obligations relatives aux droits humains et à l’emploi. Ces initiatives et mécanismes prétendent, à divers degrés d’efficacité, promouvoir et protéger les droits humains et du travail les plus fondamentaux. Quand bien même il ne s’agirait que d’une première tentative pour aborder les faiblesses inhérentes au modèle unilatéral et volontaire de la Responsabilité sociale de l’entreprise, la seule solution réellement efficace consisterait en une modification de paradigme, tant dans le cadre des droits humains pour les corporations qu'au sein du modèle économique en général.
La crise financière et économique qui frappe actuellement le monde n’est pas simplement une nouvelle récession cyclique de caractère endémique du système capitaliste. Celle-ci incarne en fait un effondrement spectaculaire du modèle économique néolibéral. La mise en œuvre de ce modèle, qui imposait la dérégulation du secteur financier, la libéralisation commerciale et la privatisation des entreprises et des organismes de l’Etat, a entrainé, outre la déstabilisation des marchés mondiaux, l'instauration d'un sévère déséquilibre mondial de pouvoir entre les travailleurs, les entreprises privées et les Etats.
En pleine période de croissance du néolibéralisme, de nombreuses entreprises ont profité du progrès des communications et de l'infrastructure des transports, des réglementations nationales laxistes et de la vente des actifs lucratifs de l'Etat pour se transformer en de gigantesques conglomérats transnationaux présents dans le monde entier, obtenant dans le même temps des bénéfices sans précédent. Leur pouvoir économique leur a donné une influence politique énorme dans les pays en développement qui convoitaient les investissements directs étrangers. Ces pays ont tenté de rendre leurs territoires « plus attractifs » pour les multinationales, renforçant la législation sur la protection des investissements et affaiblissant les lois du travail et de l’environnement. Si bien que, outre les conséquences économiques, la prolifération des investissements des entreprises multinationales dans les pays en développement a également, au cours de ces dernières décennies, profondément touché le domaine social et environnemental, à tel point que certaines multinationales se sont rendues complices de graves violations des droits fondamentaux : humains, sociaux, environnementaux et du travail.
Corporations transnationales et obligations en matière de droits humains
En règle générale, les entreprises – en particulier les compagnies transnationales – sont des entités privées non gouvernementales, soumises uniquement aux lois nationales du pays dans lequel se trouve leur siège central ou à celles qui régissent les pays dans lesquels elles ont effectué des investissements. Même si ces compagnies ont parfois une présence significative dans de nombreux pays, techniquement elles ne sont pas considérées comme des personnes morales sur le plan international – statut qui se limite aux Etats et à quelques organisations intergouvernementales comme l'Union européenne ou l'ONU. Cela signifie globalement que les entreprises ne sont pas assujetties aux droits et obligations de la loi internationale, y compris la loi internationale sur les droits humains.
Cependant, dans la pratique, on revient progressivement sur cette interprétation. Des universitaires contemporains plaident pour concéder aux entreprises transnationales des droits néo-féodaux ou corporatifs1. Plusieurs traités internationaux – notamment les accords bilatéraux et multilatéraux sur le commerce et les investissements – octroient aux entreprises transnationales des droits spécifiques qui peuvent être réclamés devant les tribunaux du pays d’accueil ou les tribunaux internationaux d’arbitrage2. Par exemple, les dispositions du chapitre 11 du Traité de libre commerce d’Amérique du Nord permet aux investisseurs de porter plainte directement contre les Etats participants pour violation présumée des conditions d’investissement du traité. De la même façon, de nombreux traités d’investissement bilatéraux comprennent des mécanismes qui permettent aux compagnies de porter plainte contre les Etats signataires devant des tribunaux d'arbitrage, comme le Centre international pour le Règlement des Différends relatifs aux Investissements, pour expropriation, pertes dues à des perturbations civiles et restrictions sur le rapatriement de capitaux et autres3. Les implications de ces clauses sont profondes. Depuis 1995, plus de 370 traités commerciaux bilatéraux et multilatéraux ont été signés et plus de 1500 traités d’investissement bilatéraux conclus, concernant pratiquement toutes les principales économies du monde4. Ces accords confèrent aux corporations des droits supranationaux, sans concéder pour autant les droits respectifs aux personnes affectées par leurs actes.
Aujourd’hui, les obligations se référant à la promotion et la protection des droits humains commencent à être effectives, tant dans la théorie que dans la pratique, plus explicites pour les acteurs non publics – comme les entreprises commerciales. Par exemple, le préambule de la Déclaration universelle des droits de l’homme appelle à ce que « chaque individu et chaque organe de la société » défende et œuvre pour les principes contenus dans la Déclaration. Selon les experts légaux, cette obligation inclut l'ensemble des personnes et des entités légales telles que les entreprises5. D’autres standards internationaux dans le domaine de la « loi douce » imposent directement aux entreprises des obligations sur les droits humains, notamment la Déclaration tripartite de l’OIT, formulée en 1977, et les lignes directrices de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) sur les entreprises multinationales (adoptés en 1976 et révisés en 2000).
« Les impacts de la crise se manifestent par des licenciements massifs dans les banques étrangères, telles que la BBVA, la banque Santander et la HSBC. Nos droits en tant que travailleurs nous ont été retirés. Les personnes endettées ont aussi senti les impacts et le sentent encore. On leur retire leur logement quand ils sont incapables de payer. On emploie pour cela les forces militaires de l’État dont le rôle est d’assurer la sécurité, pas celui de jeter à la rue une pauvre et humble famille qui possède un toit mais qui n’a pas de quoi payer ». Janio Romero, Leader syndical de l’Union Nationale des Employés de Banque, Colombie |
De plus, un nombre croissant de compagnies conçoivent et mettent en pratique des politiques spécifiques sur les droits humains. Selon le Centre d'information sur les entreprises et les droits humains6, plus de 240 entreprises ont stipulé leurs propres directives et plus de 5200 compagnies font partie des membres actifs du Pacte mondial de l’ONU7, une initiative multisectorielle qui engage les entreprises à respecter les principes universels relatifs aux droits humains, environnementaux et du travail, ainsi qu’aux pratiques d'anticorruption.
Société civile et Responsabilité sociale des entreprises (RSE)
La modification de la relation entre entreprises et droits de l’homme est étroitement liée à l'apparition de la RSE, définie par la Commission européenne comme un « concept dans lequel les entreprises intègrent les préoccupations sociales, environnementales et économiques dans leurs activités commerciales et dans leurs interactions avec d’autres agents intéressés, sur une base volontaire »8. Bien que depuis au moins les années 1950, certaines compagnies aient mis en pratique des programmes philanthropiques au profit de leurs employés, des communautés locales et de la société en général, le concept actuel est différent. Il encourage l’incorporation des droits humains, sociaux et environnementaux comme partie intégrante des stratégies des entreprises, non dans le but de répondre à un impératif moral ou éthique sinon tout simplement en tant que bonne pratique d'entreprise pouvant minimiser les risques et améliorer les performances de la compagnie.
Ce changement dans le concept et la pratique de la RSE n'est pas apparu suite à un changement spontané d’opinion au sein de la communauté patronale. C’est le résultat du travail de journalistes et d’organisations de la société civile qui ont révélé les graves violations envers les droits, commis directement ou non par les acteurs des entreprises, entraînant des protestations généralisées et demandant un plus grand contrôle social des entreprises. Parmi les premières initiatives de la société civile exigeant que les entreprises responsables d'abus envers les droits rendent des comptes, nous pouvons mentionner les campagnes innovantes du début des années 1990 faisant trait à la faute professionnelle commise par Nike en Indonésie et dans d'autres pays du sud-est asiatique, ou encore à la complicité de la Royal Dutch Shell dans l'exécution de Ken Saro Wiwa et d'autres activistes des droits humains au Nigéria. On peut mentionner parmi les campagnes les plus récentes les dénonciations contre Coca-Cola au sujet de la participation supposée de son personnel d’embouteillage à l’assassinat de dirigeants syndicaux en Colombie.
La réaction typique des entreprises sous examen a été, dans de tels cas, d’essayer d'atténuer les dommages envers leurs travaux d’exécution et leur image en établissant des principes et des pratiques telles que des « codes de conduite » et « rapports de durabilité » pour éviter que de tels faits ne se reproduisent. Beaucoup d’entreprises n’ayant été que peu affectées par ce type de campagne ont tout de même adopté des mesures similaires. Ainsi en 2008, plus de 1000 compagnies ont publié des rapports détaillés sur leur performance sociale et environnementale, appliquant les directives de la Global Reporting Initiative9.
Malgré la diversité d’initiatives de ces dernières années, elles ont pour la plupart été volontaires, unilatérales et sans mécanismes obligatoires qui puissent être utilisés pour invoquer des sanctions réelles et non seulement morales, en cas de complicité de l'entreprise dans la violation des droits. C’est pour cela qu’un large segment de la société civile, y compris les syndicats, les organisations de droits humains et les groupes écologistes, tend à considérer ces initiatives de responsabilité d'entreprise avec scepticisme, en tant que mécanismes permettant d'améliorer l'image publique des entreprises mais sans aborder les problèmes de fond, dérivés de leurs pratiques sociales et environnementales. Ceci dit, de nombreux groupes de la société civile utilisent le concept de responsabilité des entreprises en ce qui concerne leurs obligations en matière de droits humains, environnementaux et de travail, comme définies dans les normes internationales et les lois nationales.
Les organisations de la société civile doivent relever des défis fondamentaux lorsqu'elles tentent d'obtenir des réparations pour violation des droits humains soutenue ou fomentée par les corporations multinationales, notamment le manque de mécanismes légaux dans la juridiction du pays d’accueil aux lois nationales laxistes, des systèmes de justice inefficaces, un manque de volonté politique pour poursuivre en justice les investisseurs, ou une combinaison de tous ces obstacles. Malgré tout, depuis 1992, de nombreux procès civils ont été intentés contre les corporations transnationales avec la disposition peu utilisée d’une loi des États-Unis appelée Alien Tort Claims Act (ATCA), qui a été invoquée et réaffirmée dans les années 1980 pour un cas qui impliquait des individus10, et l’approbation ultérieure de la Loi de protection des victimes de torture11. Si on se base sur le précepte de juridiction universelle pour les délits concernant la « loi des nations », cette législation donne aux tribunaux des États-Unis le droit de prononcer un jugement en cas de violations graves aux droits humains, indépendamment de l’emplacement et de la nationalité des auteurs et de leurs victimes. Entre 1993 et 2006 plusieurs ONG, comme International Labor Rights Fund, Earthrights International et Center for Constitutional Rights, ont intenté 36 procès basés sur l’ATCA contre des entreprises multinationales dans les tribunaux fédéraux des Etats-Unis, dénonçant la complicité supposée des entreprises dans des cas de violation des droits humains.
Cependant, pour le moment, aucune entreprise n’a été jugée coupable en vertu de l’ATCA. Sur les 36 cas présentés, 20 ont abouti à un non-lieu12, certains parce que les délits commis n’entraient pas dans le domaine légal (qui ne s’applique que pour les violations de normes « spécifiques, universelles et obligatoires » comme la torture, le génocide, les délits de lèse humanité et les exécutions sommaires), et d’autres pour des raisons liées à l’existence d’une loi de prescription applicable pour ces cas ou l’impossibilité de présenter des preuves suffisantes associant l’entreprise au délit commis. Plusieurs entreprises, notamment Drummond Mining et Chevron, ont été jugées non coupables par le jury. Pour les autres cas, les entreprises ont abouti à un accord à l’amiable ou bien le procès est actuellement en cours.
L’aspect positif de cette situation est que les accords privés effectués à l’amiable, comme dans le cas mentionné ci-dessus du procès contre Shell pour l'assassinat des activistes nigérians, se sont avérés exemplaires : l’entreprise a accepté de payer 15,5 millions d’USD aux familles des victimes13. En règle générale, même si l’ATCA n’a pas encore créé de véritable effet dissuasif dans les corporations potentiellement impliquées dans les abus des droits humains, elle a tout de même établi un précédent important pour l'utilisation de mécanismes légaux innovateurs basés sur la juridiction extraterritoriale qui pourraient ouvrir la voie à la création de nouvelles instances comme un « Tribunal criminel international » qui apporteraient des réponses aux victimes de violations graves des droits humains commises par des entreprises commerciales.
Syndicats et instruments de RSE
L’expérience des syndicats dans l’utilisation d’instruments de RSE provient d’une stratégie définie par la Confédération syndicale internationale (CSI) dans le domaine international. Selon cette stratégie, les compagnies ont « une responsabilité interne » envers leurs employés qui devrait être réglementée et de caractère obligatoire. Les mécanismes de mise en œuvre comprennent la Déclaration tripartite de l’OIT, les lignes directrices de l’OCDE sur les multinationales et les accords-cadres internationaux (ACI) issus des négociations entre les Fédérations syndicales internationales et les entreprises multinationales.
« J’ai commencé à travailler dans une grande compagnie de production cinématographique et de publicité, qui a ouvert une filiale ici en Argentine en 2007. Quand la crise a éclaté, tout a commencé à se compliquer. Le travail a beaucoup diminué et on a même passé un mois sans rien filmer. En janvier, ils m’ont prévenu qu’ils allaient me licencier. J’ai reçu l’indemnisation correspondante et je me suis mise à chercher du travail. Depuis ce temps je n’ai rien trouvé de correct. Le peu qu’il y a, c’est pratiquement du travail d’esclave de 8 ou 9 heures pour un salaire dérisoire. Mes économies fondent et je vis seule dans un appartement en location, je dois donc trouver quelque chose au plus vite. Que devenir sinon ? ». Jeune travailleuse de Buenos Aires, Argentine |
On estime que les Fédérations syndicales internationales ont signé environ 70 ACI, bien qu’il n’existe aucun registre centralisé et actualisé14. Ces accords sont fondés sur la « responsabilité sociale interne » des entreprises, et ont un lien étroit avec les normes de l’OIT. La Fédération syndicale internationale des organisations de travailleurs de la métallurgie (FIOM), le Syndicat mondial des compétences et des services (UNI), la Fédération internationale des syndicats de travailleurs de la chimie, du pétrole, des mines et des industries diverses (ICEM selon son sigle en anglais) et l’Internationale des travailleurs du bâtiment et du bois (IBB) sont celles qui participent le plus – à hauteur de 80 % du total – aux négociations pour ces accords. Les Fédérations syndicales internationales participent également à d'autres types de travail avec des entreprises et des instituts coparrainés par des organisations d'entreprises, comme ce qui est fait avec la Fédération internationale de journalistes (FIJ), et avec les forums multisectoriels, notamment celui sur la production de café auquel participe la Fédération internationale de producteurs agricoles (FIPA). Au niveau sous-régional, d’autres accords-cadres ont également été convenus.
Une fois signés, les ACI peuvent être utilisés de différentes façons. Les compagnies tendent à les utiliser comme preuve de leur engagement envers la responsabilité de l’entreprise, d’autant que leur signature et leur respect sont à caractère volontaire. Le mouvement syndical et plusieurs universitaires européens remettent en question cette perspective, avec pour objectif l'élaboration d'une stratégie qui rende les contenus des accords-cadres inaliénables. En attendant, les plaintes syndicales de pratiques d’entreprises qui violent les clauses d’un accord cadre obligent quelquefois les entreprises multinationales à modifier leurs politiques, leur faisant par exemple accepter la formation de syndicats dans leurs filiales étrangères.
Les 30 pays membres de l’OCDE ont adopté les Lignes directrices pour les entreprises multinationales, ainsi que neuf pays observateurs, notamment l'Argentine, le Brésil, le Chili et le Pérou en Amérique latine. Cet instrument inclut un mécanisme de plaintes explicite qui peut être activé lorsqu’une violation envers l’esprit et la lettre d’une clause des Lignes directrices est identifiée. Celles-ci couvrent un large éventail de sujets : outre les droits du travail, les clauses recouvrent l'environnement, les droits des consommateurs, les sciences et technologies et la concurrence. Les plaintes sont déposées devant des « points de contact nationaux » que les États doivent obligatoirement mettre en place. Les Lignes directrices demandent aux entreprises de se conformer à leurs exigences de façon volontaire, ce qui signifie qu'elles peuvent ignorer les efforts de médiation des États face aux plaintes déposées par une des parties intéressées. Cependant, une fois le processus terminé, le point de contact national peut rendre publiques les actions négatives de l’entreprise et les critiques émises à son encontre. Par conséquent, le recours au mécanisme de plaintes des Lignes directrices est très similaire au jugement rendu par la Commission d'experts de l'OIT. Si les employeurs affirment souvent que ce mécanisme va largement au-delà de son concept de RSE, il est largement reconnu non seulement par les organisations de la société civile mais aussi par les Etats des pays de l'OCDE.
A l'heure actuelle, environ 200 plaintes ont été déposées devant les points de contact nationaux, dont 80 % ont été déposées par des syndicats. Selon la Commission syndicale consultative (CSC ou TUAC selon son sigle en anglais), les demandeurs ont obtenu des résultats satisfaisants dans presque la moitié des cas. Fin 2008, en Amérique latine, on comptait 24 plaintes déposées par des syndicats et 10 autres par des ONG. La proportion de plaignants ayant obtenu satisfaction a été similaire à celle obtenue à niveau mondial.
La Confédération syndicale de travailleurs et travailleuses des Amériques (CSA), créée en mars 2008 et dont le siège se trouve à Sao Paulo, a élaboré une stratégie explicite concernant la RSE qui se base sur celle de la CIS. Elle travaille avec les fédérations de Syndicats mondiaux et le TUAC sur des questions liées aux accords cadre internationaux et aux normes de l'OCDE, en apportant notamment son soutien aux organisations syndicales en testant les mécanismes de plaintes de ces instruments. Elle a également offert à l’OCDE Watch de coordonner le travail sur les Normes. De plus, elle a organisé des campagnes de réponse au concept de responsabilité sociale lancé par la Banque interaméricaine de développement. La CSA, avec la collaboration des fédérations de Syndicats mondiaux, la Fondation Friedrich Ebert en Amérique latine et quelques ONG du secteur, a créé un Groupe de travail sur les Entreprises transnationales pour développer de nouveaux concepts et de nouvelles stratégies envers les perspectives syndicales.
Le besoin d’un changement de paradigme
Bien que les mécanismes présentés ci-dessous n'aient pas tous la même efficacité pour protéger et encourager les droits humains et les droits du travail fondamentaux que les entreprises ont l'obligation de préserver, ils ont au moins le mérite de s'intéresser aux faiblesses inhérentes au modèle unilatéral et volontaire de la RSE. S'il est vrai qu'on peut soutenir que c’est la génération d'initiatives entreprises par les compagnies suivant ce modèle qui a favorisé l’introduction des sujets des droits humains dans la culture des entreprises, pour la société civile, ces mesures ne se substituent en rien à des lois de droits humains irrévocables au niveau national, qui soient cohérentes avec les normes internationales et soient accompagnées par les systèmes judiciaires solides, indépendants permettant aux victimes d'obtenir des compensations concrètes. Malheureusement, de nombreux gouvernements choisissent de ne pas entreprendre d’actions fortes pour exiger des entreprises responsables de violations de leurs obligations de droits humains de rendre des comptes, par peur de voir l’investissement étranger partir vers des pays plus permissifs envers le respect des droits humains. Cette situation engendre une « course vers le bas », une concurrence entre pays et entreprises pour réduire les normes réglementaires, avec des conséquences déplorables envers la promotion et la protection des droits humains et des normes de travail.
Malgré cette tendance, la protection des droits humains doit être un jeu à somme nulle. La solution consiste à changer les paradigmes du cadre des droits humains pour les entreprises et du modèle économique en général. Un traité international exhaustif formulé au sein du système des droits humains de l’ONU pourrait clarifier les obligations des entreprises envers les droits humains que les centaines d'initiatives de RSE des vingt dernières années ont rendues opaques, et mettre en place des mécanismes obligatoires de compensation des victimes dès lors qu'il s'avère impossible de porter devant les tribunaux les entreprises contrevenantes selon les juridictions nationales. Un pas en avant a été fait avec le cadre conceptuel proposé en 2008 par John Ruggi, Représentant spécial du Secrétaire général de l’ONU au sujet des entreprises et des droits humains, basé sur l'obligation de gouvernement de protéger les droits, sur la responsabilité de l'entreprise à respecter les droits, et la nécessité pour les victimes d’avoir accès à des moyens efficaces de remédier aux abus. Cependant, il faudra doter ce cadre de mécanismes efficaces favorisant sa mise en place.
De plus, il faudra une transformation plus considérable pour inverser l’impact négatif du modèle économique néolibéral imposé dans les pays en développement ces dernières années. Il convient de revitaliser le rôle de l'État en tant que modélisateur et régulateur actif des politiques économiques et sociales, élaborer des chemins endogènes vers le développement, basés sur le renforcement des marchés internes et la capacité productive nationale. Ce modèle romprait le cercle de dépendance des investissements de multinationales peu scrupuleuses. La crise économique et financière actuelle remet en question la « générosité » du secteur privé et souligne les défauts inhérents au modèle néolibéral. Cela pourrait devenir une opportunité historique pour établir un pacte social entre les entreprises, les travailleurs, les consommateurs et l’État, générant ainsi un nouveau modèle économique basé sur les droits humains et le développement durable. Il est de notre devoir de ne pas laisser passer une telle opportunité.
1 Voir : Teitelbaum, Alejandro (2007). Al margen de la ley: Sociedades transnacionales y derechos humanos, Bogota : ILSA, p. 31.
2 Ibid.
3 Damrosch, Lori (ed.) (2001). International Law, St. Paul, USA: West Publishing, pp. 809-12.
4 Adlung, Rudolph et Molinuevo, Martín (2008). Bilateralism in Services Trade: Is There Fire Behind the (BIT) Smoke? Genève : Organisation Mondiale du Commerce, pp. 1-2.
5 Avery, Christopher, Short, Annabel et Tzeutschler Regaignon, Gregory (2006). “Why all companies should address human rights”. Disponible sur : <www.cca-institute.org/pdf/averybusiness%26humanrights.pdf>.
6 Voir : <www.business-humanrights.org/Documents/Policies>.
7 Voir : <www.unglobalcompact.org/ParticipantsAndStakeholders/search_participant.html>.
8 Comission européenne (2009). “What is CSR?”. Disponible sur : <ec.europa.eu/enterprise/csr/index_en.htm>.
9 Global Reporting Initiative. “Number of Companies Worldwide Reporting on their Sustainability Performance Reaches Record High, Yet Still a Minority”. Disponible sur : <www.globalreporting.org/NewsEventsPress/PressResources/PressRelease_14_July_2006_1000GRIReports.htm>.
10 Filartiga v. Pena-Irala, 630 F.2d 876 (Segundo Distrito, 1980).
11 Loi de protection des victimes de la torture, approuvée le 12 mars comme Loi publique No. 102-256, elle prévoit le jugement de toute personne qui en soumet une autre à la torture, une fois épuisées toutes les instances locales. Voir : <www.derechos.org/nizkor/econ/TVPA.html> y <www.derechos.org/nizkor/econ/ACTA.html>.
12 Baue, Bill. “Win or Lose in Court” en Business Ethics, Summer 2006, p. 12.
13 Kahn, Chris (2009). “Settlement Reached in Human Rights Cases against Royal Dutch Shell”. Disponible sur: <www.globalpolicy.org/international-justice/alien-tort-claims-act-6-30/47879.html>.
14 Voir : <www.global-unions.org/spip.php?rubrique70>.