LIBAN
Absence de dialogue sur la crise
Arab NGO Network for Development (ANND)
Ziad Abdel-Samad, Directeur Exécutif
La crise économique et financière mondiale attire une attention croissante dans les discours officiels car le Gouvernement est arrivé à la conclusion qu’à moins d’être traitée de façon responsable et sérieuse, ses impacts seront très sévères. Bien que les effets directs de la crise n’aient pas été encore ressentis dans le pays, la nature de son économie le rend très vulnérable. Néanmoins, même si un dialogue national s’avère nécessaire, le Gouvernement n’est entré en concertation avec aucune ONG ou aucun autre organisme concerné.
En dépit de la crise financière mondiale, l'année 2008 a été marquée par des indicateurs positifs. En fait, d’après la Banque Centrale du Liban et la Corporation Financière Internationale, le pays a bénéficié d’une croissance de 8 %, provenant notamment des secteurs immobilier, touristique, de la construction et des services financiers (secteur bancaire). Le facteur d'incidence le plus important a été celui des envois de fonds des travailleurs depuis l'étranger. Ceux-ci, d’un montant de 8 milliards d’USD environ, ont été équivalents à plus de 10 % de la totalité des dépôts dans les banques commerciales et d’investissement du pays. En outre, la relation entre dette et PIB a chuté de 180 % à 162%1.
Parmi les raisons pour lesquelles le Liban n’a senti que lègèrement les effets de la crise jusqu’à présent, il y a l’envergure réduite de son économie, de son secteur financier et de ses opérations; les taux modestes de croissance enregistrés pendant les années précédentes; la situation satisfaisante du secteur bancaire, qui dispose d'une solvabilité de 95 milliards d’USD – équivalente à 322 % du PIB – et activement réglementé par la Banque Centrale ; et l’aide externe, qui contribue à surmonter les défis économiques et financiers du pays.
Toutefois, l’économie présente de nombreux déséquilibres structuraux qui la rendent vulnérable face aux répercussions de la crise, y compris un déficit budgétaire de 30 %, un déficit de deux tiers de la balance des paiements, la relation dette/PIB mentionnée ci-dessus (162 %), et un taux d’inflation supérieur à 10 %. L’année prochaine, les envois de fonds depuis l’étranger pourraient diminuer et -en même temps- la migration inverse se traduirait par une plus grande demande d'emploi. La crise mondiale a déjà commencé à affecter les pays du Golfe, notamment les Émirats Arabes Unis.
Compte tenu de ce contexte, les prédictions les plus optimistes (du Fonds Monétaire International et du Ministère des Finances) prévoient une croissance pour l'année 2009 ne dépassant pas 5 %. En outre, la relation dette/PIB devrait augmenter en raison du déficit budgétaire et du besoin d'obtenir de nouveaux prêts pour couvrir les dépenses. Le Ministère des Finances estime une augmentation de la dette publique de 4 milliards d’USD.
En outre, l'approfondissement de la crise globale entraînera une chute des investissements et de l'investissement direct étranger (IDE) dans les pays arabes, ainsi qu’une réduction des montants de l’aide promise lors de la conférence des pays donneurs à Paris au mois de janvier 2007 (Paris III)2. Bien que le secteur bancaire soit le moteur principal de l'économie du Liban, il peut perdre sa capacité de récupération en raison de la crise de confiance des marchés financiers et de leurs relations avec les banques internationales et régionales3.
Panorama économique et social
Le rapport du PNUD "La pauvreté croissante et la distribution des revenus au Liban" montre que 28,5 % de la population est en-dessous du seuil supérieur de pauvreté, et 8,1 % en dessous du seuil inférieur4, indiquant un grand déséquilibre dans la distribution géographique de la pauvreté concentrée dans les zones rurales et dans la périphérie des villes principales. Cela se confirme encore davantage par le coefficient de Gini libanais de 0,375. Les raisons principales en sont les politiques économiques adoptées par les gouvernements successifs – la plus significative étant celle de la recherche de croissance en relançant l’IDE et la création d’un paradis fiscal. Dans le même temps, les politiques orientées vers la redistribution équitable des dividendes issus de la croissance par le biais d'une structure fiscale équilibrée et de la prestation des services de base, ont été ignorées.
Les autorités libanaises, y compris le Premier Ministre, encouragent le système de marché sans mentionner le rôle que devrait jouer le Gouvernement quant au contrôle des mécanismes du marché et à la relance des investissements dans les secteurs productifs ou générateurs d’emploi5. Les investisseurs se sont concentrés dans la construction, les biens immobiliers et les finances, en négligeant l’industrie et l’agriculture.
On devrait mentionner que M. Pierre El Gemayel6, l’ancien Ministre de l’Industrie décédé, avait fait parvenir au Cabinet des Ministres en 2006 une proposition dénominée « Industrie pour la Jeunesse 2010 ». Ce plan de 10 ans avait été créé dans le but de relancer et de renforcer le secteur, mettant l’accent sur son rôle clé pour la promotion de la croissance économique et de la création d’emploi7 ; il soulignait la nécessité d’un engagement national face au développement de l’industrie et dénonçait le manque de cohérence des politiques nationales. Cependant, ce plan n'a pas été mis en œuvre par le Gouvernement. L’économie s’est donc orientée de plus en plus vers les services financiers et bancaires, et vers une économie de rentes, tandis que les investissements dans les secteurs productifs du pays brillaient par leur absence.
Le plan du Gouvernement
Plusieurs mois après le début de la crise financière –et compte tenu des avertissements sur ses conséquences au niveau national, régional et mondial– le Gouvernement a enfin compris l'envergure du problème et a présenté un plan de prévention de deux ans dans le but d'atténuer ses effets sur l'économie nationale. Le plan s’articule autour de trois points principaux : (1) injecter des liquidités sur les marchés moyennant une augmentation des salaires publics et privés, et commencer des projets de construction et d’infrastructure avec l’aide du Conseil de Développement et de Reconstruction (CDR)8 et d’autres agences gouvernementales ; (2) relancer les projets nécessaires pour obtenir les fonds promis lors de la conférence Paris III ; et (3) encourager les investissements et favoriser le secteur privé en abaissant les impôts et les tarifs et en établissant trois zones franches dans différentes régions du pays.
Néanmoins, cet ensemble de mesures n’a pas réussi à conformer un plan national intégral, ainsi que l’exige un défi de cette envergure. Les projets du Gouvernement visant à injecter des liquidités dans l’économie s'élèvent à 10 % du PIB, en accord avec les mesures adoptées par les pays industrialisés pour faire face à la crise9, mais le déficit budgétaire accumulé limite sa capacité de dépense. Par conséquent, il devra avoir recours au prêt, et augmentera par conséquent la dette publique et le service de la dette.
En outre, bien que les plans du Gouvernement comprennent une augmentation des salaires et l’abandon des charges de la sécurité sociale pour encourager de nouveaux investissements, ces mesures ne montrent pas sa volonté de jouer un rôle dans la relance de l’économie. L’augmentation ne fait qu’éliminer le gel des salaires qui a duré plus d’une décennie. Le plan compte aussi sur une baisse des prix du pétrole, ce qui entraînerait une réduction des coûts dans la production d’électricité et dans le transport public. En outre, l’abandon des charges de la sécurité sociale se fait au détriment des droits des travailleurs à la protection sociale, notamment parce que le déficit budgétaire du Fonds National de la Sécurité Sociale menace sa capacité de satisfaire aux besoins des bénéficiaires. L’injection des liquidités, l’augmentation de la dette publique ainsi que la diminution des envois de fonds depuis l’étranger entraîneront une pression plus forte sur l'économie et sur les finances publiques10.
En plus, bien que le Gouvernement fasse confiance au calendrier de Paris III en tant que base de son plan de travail, cela a d’abord été conçu comme un ensemble de mesures pour réduire, d’une part, la dette en freinant les dépenses et l’augmentation des revenus, et d’autre part, le service de la dette en privatisant les secteurs des télécommunications et de l’énergie. Dans le but d’accroître les recettes, le plan cherche à augmenter la TVA et les impôts sur d’autres produits de consommation. En ce qui concerne les services de base, Paris III a été la première conférence des « Amis du Liban » qui a traité les sujets sociaux ; cependant les solutions proposées se bornent à quelques programmes fondés sur des réseaux de protection sociale et non pas sur une stratégie nationale pour le développement social. Il convient de souligner que Paris III a mentionné le besoin d’introduire des réformes administratives au sein de l’administration publique et des ministères.
Aussi bien le Premier Ministre que le Ministre des Finances ont reconnu les conséquences négatives attendues de la crise mondiale, ainsi que la nécessité de protéger l’économie nationale11. Néanmoins, à titre de réponse, ils répètent leur engagement de respecter le calendrier de Paris III sans réaliser aucune révision ni reconsidérer les mesures établies. Bien qu’en théorie le calendrier ait été conçu pour assumer les défis financiers et économiques du Liban, dans la pratique il accélère les procédures nécessaires pour que ce pays s'affilie à l'Organisation Mondiale du Commerce (OMC), notamment lorsque ce calendrier arrivera aux étapes finales de la table-ronde bilatérale et multilatérale de négociations sur les services et les produits agricoles et non agricoles.
Le Gouvernement devra réévaluer le calendrier de Paris III, y compris la portée des mesures de dérèglementation des entreprises et les exigences concernant l'OMC. Il devrait réviser et élargir les considérations sociales de son plan et les mécanismes pour relancer l’économie, en investissant dans les secteurs productifs et en traitant le sujet de la monopolisation du marché national, qui rend difficile l'apparition de nouveaux entrepreneurs et de petites et moyennes entreprises12.
Le rôle de la société civile
Le Forum de Haut Niveau III sur l’Efficacité de l’Aide, qui a eu lieu à Accra en 2008, a souligné le principe de « l’appropriation démocratique ». Cela devrait se refléter dans des processus de concertation au niveau national, y compris parmi les représentants de la société civile, afin de pouvoir formuler des stratégies nationales et définir les priorités pour faire face aux défis économiques et financiers et aux besoins sociaux du pays.
À son tour, la Conférence sur le Financement du Développement qui a eu lieu à Doha au mois de novembre 2008 a souligné la nécessité des apports de la société civile en ce qui concerne la formulation et l’adoption de politiques nationales pour le développement économique et social. L’importance des liens entre la démocratie, le développement social et la participation active de la société civile, a été soulignée également. En outre, la conférence a également conclu que les pays en voie de développement seraient spécialement vulnérables à la crise mondiale à moins que les politiques actuelles ne soient revues, que des objectifs ne soient établis et que des actions collectives et responsables ne soient développées pour les atteindre.
Les organisations de la société civile (OSC) jouent un rôle important dans l’élaboration de stratégies de développement sensées répondant aux priorités et aux droits des communautés locales. Le travail des activistes apporte une valeur ajoutée au processus d’adoption de politiques économiques, financières et sociales adéquates et au contrôle de ses conséquences. Les OSC agissent en faveur des lois qui protègent les droits économiques, sociaux et culturels de la citoyenneté. Sa lutte permanente pour contrôler, par exemple, la mise en place de la Convention pour l'Élimination de Toutes les Formes de Discrimination contre les Femmes et la Convention sur les Droits de l'Enfant, a remporté un énorme succès. De plus, et parmi d'autres exemples remarquables, les OSC ont réalisé d'importantes contributions à la réforme des lois électorales parlementaires et municipales, ainsi qu'à l’élaboration de plusieurs lois contre la corruption.
Au Liban, les mécanismes de concertation visant à l’élaboration de politiques entre le Gouvernement et les OSC ne sont pas efficaces. Toutefois, les OSC sont de bons partenaires pour la prestation des services sociaux, soit à titre particulier en offrant des services avec des centres répandus dans tout le pays, ou bien en association avec des institutions appartenant au secteur public. En revanche, en ce qui concerne les activités de lobby pour obtenir des réformes économiques et financières, les OSC ne sont pas très actives, notamment en raison de leur manque d'expérience dans ce domaine. Vu que ce processus devient chaque fois plus important, les OSC doivent s'impliquer davantage et développer des stratégies et des objectifs clairs dans le but d’un soutien réussi.
Dans une conjoncture où atteindre les défis demande une convergence d’efforts pour former des alliances nationales et régionales, certaines OSC ont essayé d’établir un dialogue à propos de la crise, de ses causes et ses conséquences, et sur les différentes manières de l’aborder. Malgré cela, le Gouvernement persiste à ignorer ces efforts et à prendre des décisions sans concertation efficace avec les parties concernées.
1 Ministère des Finances. Debt And Debt Markets, 7, Quatrième trimestre, 2008.
2 Paris III est la troisième des « Conférences des Amis du Liban pour l’Investissement et le Financement », qui ont eu lieu à Paris en février 2001, en novembre 2002 et en janvier 2007. La dernière a eu lieu quelques mois après la guerre d’Israël contre le Liban en 2006; son programme a été établi autour de trois objectifs principaux: (1) répondre aux résultats de la guerre israélienne en ce qui concerne la réhabilitation et la reconstruction, (2) répondre à la crise économique et financière à laquelle le Liban faisait face, (3) adopter le Plan d’Action Social présenté par le Gouvernement libanais. ANND a analysé le document de Paris III dans le rapport national compris dans Social Watch 2007.
3 Hamdan, K. (2008). “Primary Reading in the Implications of the Financial and Economic Crisis”.Al-Safir, N° 11146, le 10 novembre.
4 Laithy, H., Abu-Ismail, K. et Hamdan, K. (2008). Poverty Growth and Income Distribution in Lebanon. IPC Country Study N° 13. Brasilia : International Poverty Centre (IPC) et Programme des Nations Unies pour le Développement (PNUD).
5 Plus récemment, lors de son discours d’ouverture au 17ème Forum Économique Arabe qui a eu lieu à Beyrouth du 2 au 3 avril 2009, le Premier Ministre Fouad Siniora a remarqué l’absence d’alternatives pour l’économie de marché.
6 Gemayel a été assassiné à Beyrouth en novembre 2006.
7 Voir : <www.industry.gov.lb>.
8 Le CDR est une structure autonome responsable de la planification et de la mise en œuvre des grands projets d’infrastructure dans tout le pays. Le Premier Ministre supervise directement son fonctionnement.
9 Iskandar, M. “Mr. Prime Minister, Your Plan 2009–2010 is Not Convincing”. Al-Nahar, N° 23612, le 15 février 2009.
10 Le Ministère des Finances estime que le coût de cette politique entraînera une augmentation de la dette publique de 4.000 milliards d’USD.
11 Le premier ministre actuel a été ministre des Finances pendant la période 1992-1998 et 2000-2004. Le ministre des Finances actuel a travaillé au FMI avant de devenir le conseiller principal du Premier Ministre en 2005; il a assumé ses fonctions au mois de juin 2008.
12 Hamdan, K. “ Primary Reading in the Implications of the Financial and Economic Crisis ”. Al-Safir, N° 11146, le 10 novembre 2008.