Participation actionnaire critique: comment s’appuyer sur les finances pour promouvoir les droits humains et l’environnement

Andrea Baranes – Campagna per la Riforma della Banca Mondiale (CRBM)
Mauro Meggiolaro – Fondazione Culturale de Responsabilità Etica

Dans plusieurs pays les organisations et les réseaux de la société civile ont commencé à acheter des actions d’entreprises accusées de produire des impacts sociaux et environnementaux négatifs, particulièrement  dans les pays du Sud, de façon à participer activement à la vie de l’entreprise. C’est une nouvelle sorte de plaidoyer et un nouvel outil de campagne : la participation actionnaire critique. La critique retombe sur les entreprises sélectionnées pour leur mauvaise gouvernance démocratique et leurs comportements polémiques en matière de durabilité et de procédés. Si les acteurs et les administrateurs financiers continuent à vouloir investir dans des entreprises non durables, qui violent les droits humains et nuisent à l’environnement, jouant à une économie de casino, mettons-leur les choses au clair : nous ne voulons pas être leurs complices et nous ne les laisserons pas jouer avec nos jetons.

Le « Pioneer Fund », créé à Boston en 1928 est habituellement considéré comme étant le premier cas où un investisseur institutionnel a pris en compte des paramètres non économiques dans ses stratégies d’investissement. Le fonds a encouragé l’investissement qui s’aligne sur des croyances religieuses, excluant les  « actions pécheresses » des entreprises qui opéraient dans des secteurs tels que le tabac, le jeu et l’armement.

À la fin des années 60 une nouvelle conception des fonds éthiques surgit aux États-Unis au moment où les droits civils d’abord, et les protestations contre la guerre ensuite, commencèrent à se généraliser. En 1968, les étudiants de l’Université de Cornell ont exigé au conseil de se défaire des actions des entreprises  commerçant avec l’Afrique du Sud. Quelques années plus tard le « Pax World Fund » a été créé ; il excluait les entreprises impliquées dans la guerre du Vietnam.

Les motifs excluant certains investissements ont été élargis et des critères sociaux ont commencé à intervenir. Plus important encore, c’est que dès la fin des années 60, non seulement certains secteurs ont été exclus tels que l’armement et les jeux de hasard, mais également les entreprises et les banques qui participaient à ces activités. Plus tard, de nouveaux facteurs ont commencé à être pris en compte, concrètement les comportements historiques des entreprises en matière de respect des droits humains et de l’environnement.  Ceci s’est avéré une méthode particulièrement puissante de boycott des entreprises qui faisaient commerce avec des régimes racistes (comme par exemple l’Afrique du Sud aux temps de l’apartheid) ou avec des dictatures (comme celle de Pinochet au Chili).

Boycott ou participation

D’un point de vue historique, ces premiers cas ont revêtu une énorme importance car ils ont mis en relief le rôle que peuvent jouer les actionnaires pour influer sur le comportement d’une entreprise. Plusieurs cas de désinvestissement et de boycott à des entreprises spécifiques, à des pays ou à des secteurs ont obtenu des résultats impressionnants.  On sait fort bien, par exemple, que la campagne massive contre des entreprises qui entretenaient des rapports économiques et commerciaux avec le régime de l’apartheid en Afrique du Sud a joué au moins un certain rôle pour encourager un changement vers un système moderne et démocratique.

Cependant, le désinvestissement en actions d’une entreprise signifie couper tout lien avec elle et perdre à la fois toute possibilité d’intervenir éventuellement sur sa façon d’agir. Par contre, être actionnaire signifie posséder une partie de l’entreprise, fût-elle minime, et garder ainsi des liens et une participation active dans la vie de celle-ci pour essayer de changer son comportement social en général.

Le rôle des marchés financiers

Cette idée acquiert chaque fois plus d’importance dans le contexte des marchés financiers modernes. La portée et le rôle des finances se sont énormément accrus ces dernières années, comme on peut le voir dans la dite « financiarisation » de l’économie mondiale. En dehors de quelques exceptions, la plupart des actions des entreprises actuelles qui cotisent en bourse appartiennent aux fonds d’investissement, aux fonds de pensions et à des investissements institutionnels divers. Par conséquent, pour satisfaire les demandes et les attentes de ces institutions, la valeur quotidienne des actions de l’entreprise devient l’objectif principal de leurs directeurs, se substituant lentement mais sûrement à l’objectif à long terme du développement durable. Les options d’achat sur les actions et d’autres bénéfices pour la haute direction ont augmenté drastiquement cette tendance.

En termes plus généraux, « l’intérêt des actionnaires » est en train de remplacer rapidement  « l’intérêt des parties prenantes ». Certaines des pires conséquences des finances modernes, dont l’excessive volatilité et la spéculation, pourraient être liées en partie à ce changement. En même temps, l’énorme pouvoir du monde financier pourrait servir à défier le comportement social et environnemental des entreprises individuelles.

Les principes de la participation actionnaire critique

Dans divers pays, les organisations  et les réseaux de la société civile ont commencé à mettre en place un nouveau plaidoyer et un nouvel outil pour faire campagne : la « participation actionnaire critique ». L’idée est toute simple : acheter quelques actions des entreprises accusées d’avoir un impact social et environnemental négatif, particulièrement en ce qui concerne leurs investissements dans les pays du Sud, afin de participer activement à la vie des entreprises. En général, les entreprises sont choisies en fonction de leurs comportements historiques négatifs au niveau social, environnemental et du non respect des droits humains, pour leur impact polémique sur les processus de développement locaux et nationaux, pour leur manque de transparence et leur faible gouvernance démocratique, ainsi que pour l’absence totale de reddition des comptes.

La participation actionnaire critique vise au minimum un triple but :

Premièrement, elle offre la possibilité de faire entendre directement la voix des communautés du Sud et des organisations internationales de la société civile aux directoires et aux actionnaires de l’entreprise. Trop de projets menés par des entreprises transnationales du Nord produisent un impact négatif sur la vie et sur les droits fondamentaux des groupes locaux dans les pays du Sud. Ceux-ci n’ont pas la possibilité de faire entendre leur voix dans le pays où l’entreprise mère a son siège. L’initiative de participation actionnaire critique peut donc être un outil efficace pour tenter de faire parvenir cette voix jusqu’aux directoires, administrateurs et actionnaires de l’entreprise. Du point de vue de la campagne et étant donné le rôle principal des marchés financiers et de la valeur des actions, la démarche directe en tant qu’actionnaire attirera davantage l’attention de l’entreprise. Ceci est particulièrement vrai pour les hautes sphères de la direction, dont les revenus annuels dépendent chaque fois plus des options d’achat sur les actions et des autres bénéfices directement liés au comportement de l’entreprise sur le marché des valeurs. Ce genre d’engagement peut servir, par conséquent, à mettre en évidence la stratégie sociale et environnementale de l’entreprise afin d’amoindrir les principales répercussions négatives sur le développement et d’encourager un dialogue plus actif entre la compagnie et tous les actionnaires.

Deuxièmement, en ce qui concerne la culture financière générale, la participation actionnaire critique est un instrument de « démocratie économique » qui accroît les connaissances et la participation des petits actionnaires et du public en général vis-à-vis des questions financières. Être actionnaire ne signifie pas rechercher simplement les bénéfices et les dividendes les plus élevés dans les délais les plus brefs. La crise actuelle a mis en exergue les menaces d’un système financier fondé sur la maximisation des bénéfices à court terme. Être actionnaire implique des droits et des devoirs, tels que la participation active dans la vie de l’entreprise, ce qui est considéré fondamental dans tout processus de développement aussi bien au nord qu’au sud, étant donné le rôle de choix que remplit le secteur privé dans la plupart des sociétés.

Pour terminer, du point de vue des investisseurs, la participation actionnaire critique renforce la représentation des petits actionnaires dans la vie de l’entreprise. Un rapport de 2009 de l’OCDE signale qu’un des motifs principaux de la crise est dû à la mauvaise planification de la gouvernance corporative de nombreuses compagnies[1]. Ce même rapport de l’OCDE s’engage à augmenter la participation des petits actionnaires dans la vie et dans les prises de décisions des entreprises. La participation actionnaire critique va précisément dans ce sens et peut contribuer à l’augmentation de la démocratisation et de la reddition de comptes du secteur privé.

Réseaux internationaux et résultats initiaux

Dans différents pays européens, de même qu’aux États-Unis, l’engagement actif des actionnaires est devenu une pratique habituelle. Les interventions et les propositions des petits actionnaires actifs ont aidé dans bien des cas à optimiser la responsabilité environnementale et sociale, la gouvernance, la reddition des comptes et la durabilité à long terme des entreprises. Cette stratégie a déjà été utilisée lors de campagnes orientées vers la responsabilité des corporations du nord, en solidarité envers les communautés affectées dans le Sud du globe, afin de promouvoir leur droit au développement.

Le pionnier dans les pratiques de participation actionnaire est indubitablement l’Interfaith Center on Corporate Responsibility (Conseil Interreligieux pour la Responsabilité des Entreprises, ou ICCR (sigle en anglais) siégeant à New York[2]. En tant que coalition de 275 ordres religieux, catholiques, évangéliques et juifs, l’ICCR implique des compagnies des États-Unis dans lesquelles elle investit, présentant et votant des résolutions dans les Assemblées générales annuelles (AGA) des entreprises et tenant des réunions avec les directeurs et les administrateurs de ces mêmes entreprises. La première de ces résolutions a été présentée au début des années 70 : elle demandait aux entreprises telles que la General Motors de retirer leur soutien financier et commercial à l’Afrique du Sud de l’apartheid. Les résolutions de l’ICCR concernant l’Afrique du Sud, présentées par l’Église épiscopale, n’ont jamais obtenu plus de 20 % des voix des actionnaires, mais elles ont cependant contribué à peser sur l’opinion publique et à mettre en garde les marchés financiers sur l’apartheid. Pendant les années précédant la fin de l’apartheid (1994), les investissements directs des entreprises des États-Unis en Afrique du Sud ont diminué de 50 % et, pour reprendre les mots de Timothy Smith, l’un des premiers directeurs de l’ICCR :
« Sans les initiatives de participation actionnaire responsables la lutte contre l’apartheid aurait été bien moins efficace ».

La mission d’entreprise de l’ICCR énonce que : « Nous pensons que les investissements devraient offrir autre chose qu’un retour financier acceptable… au lieu de vendre les actions des entreprises qui ne respectent ni l’environnement, ni les droits humains, ni la bonne gouvernance, nous préférons agir en tant qu’actionnaires et faire pression pour obtenir un changement ». À partir de 2010 l´ICCR a présenté plus de 200 résolutions différentes dans les  AGA des compagnies américaines concernant des questions telles que les compensations excessives pour les directeurs, les substances chimiques toxiques composant les produits, l’expérimentation animale, l’utilisation de l’espace à des fins militaires ou les ventes d’armement à l’étranger. De nombreuses résolutions ont été retirées avant même la célébration des assemblées générales parce que les compagnies ont accepté de négocier avec les membres de l’ICCR. Le pourcentage d’actionnaires qui ont soutenu par leur vote les résolutions de  l’ICCR varie de presque 40 % - dans les résolutions présentées dans les AGA de la Bank of America, du Citigroup et de la Goldman Sachs, demandant plus de transparence dans les transactions sur les dérivés financiers – au taux record de 97,9 % pour les résolutions concernant le VIH/SIDA présentées lors de l’AGA de Coca Cola en 2004 demandant à la multinationale de divulguer un rapport sur les répercussions économiques possibles du VIH/SIDA et autres  pandémies sur le bilan et les stratégies commerciales de la compagnie dans les pays en développement. À la suite de la résolution, destinée à conscientiser Coca Cola à l’émergence du VIH/SIDA dans l’Est de l’Afrique, la compagnie a commencé à publier un rapport détaillé, comme l’avaient demandé les actionnaires actifs, et à investir dans la prévention et dans les soins de santé pour ses employés dans les pays pauvres.

Des résolutions similaires de l’ICCR ont convaincu le géant de l’habillement des États-Unis, The Gap, de dévoiler la liste complète de ses sous-traitants dans les pays en développement et d’effectuer une évaluation des risques sociaux et environnementaux pour chacun d’eux.

Mais les investisseurs religieux ne sont pas les seuls à mettre sous les projecteurs les entreprises lors des assemblées des actionnaires. Au cours des dix dernières années les grands fonds de pensions ont aussi commencé à élever leur voix. Aux États-Unis le plus connu est Calpers (Caisse de retraite des employés publics de Californie). Calpers, qui a plus de 1,4 million de membres et pratiquement USD 200 milliards  en administration, a commencé à utiliser ses investissements en actions comme moyen de pression pour que les corporations des États-Unis s’engagent. Les campagnes de Calpers, destinées  principalement à condamner les mauvaises pratiques de gouvernance (par exemple, des compensations excessives versées aux directeurs) ont remporté un succès énorme et inespéré, à tel point que Sean Harrigan, président de Calpers jusqu’en 2004, a dû démissionner en raison de la pression croissante des multinationales des États-Unis. En septembre 2006, le gouverneur de Californie, Arnold Schwarzenegger, qui soutenait le Groupe de travail pour le désinvestissement au Soudan, a adopté une politique de désinvestissement dans les compagnies opérant au sud du Soudan (où la guerre civile se poursuit au Darfour) pour la Caisse de retraite des employés publics de Californie (Calpers) et pour la caisse de retraite des maîtres de l’État de Californie (Calstrs) et il a décidé de compenser pour cette action les conseils d’ administration de ces deux fonds.

En plus de Calpers et Calstrs, bien d’autres fonds de pension pour les employés publics ont commencé à exercer une pression sur les entreprises des États-Unis dans les AGA, y compris le Fonds de retraite communautaire de l’État de New York, les Plans de retraite et de fidéicommis du Connecticut et le Bureau du contrôleur de la ville de New York. D’après une enquête menée par le Forum d’investissement social des États-Unis, « ces dernières années  ces fonds ont présenté des dizaines de résolutions sociales fondées sur les Conventions de l’Organisation internationale du travail (OIT), sur des questions liées au changement climatique ou à l’égalité des chances ».

Au Canada la prise en charge des fonds de pension pour les affaires sociales et environnementales est stimulée par Batîrente, les fonds de pension de la Caisse d’économie Desjardins dont le siège est au Québec (une banque créée et totalement contrôlée par les syndicats) [3]. Batîrente administre près de EUR 350 millions, elle compte sur plus de 20 000 membres et choisit les actions dans lesquelles elle investit conformément aux critères environnementaux, sociaux et de gouvernance. « Au début nous soutenions les résolutions présentées par d’autres fonds ou d’autres organisations », dit Daniel Simard, coordinateur de Batîrente, « mais ces dernières années nous avons commencé à présenter nos propres résolutions ». Conjointement à Oxfam, Batîrente a convaincu Metro, un magasin dans lequel le fonds investit, pour qu’il vende du café de commerce équitable, tout en convainquant Sears, une autre chaîne de vente au détail, de publier un rapport social s’alignant sur les préceptes de la GRI (Initiative mondiale pour l’élaboration de rapports).

Hormis la Grande Bretagne, où certaines institutions financières comme la Banque coopérative, Hermès ou F&C Asset Management ont encouragé la participation actionnaire, en Europe cette pratique est encore marginale et fait rarement la une des journaux. Sur le continent du capitalisme familial et bancaire, les bourses des valeurs n’ont jamais joué un rôle important. Et par conséquent, les activistes ont préféré d’autres moyens de pression envers les entreprises. Mais quelque chose est en train de changer en Europe continentale aussi. La nouvelle la plus intéressante nous parvient de Suisse. Elle a pour nom Ethos. Née en 1997 sur l’initiative de deux fonds de pensions publiques, la Fondation Ethos pour l’investissement durable administre actuellement EUR 500 millions au nom d’environ  90 fonds de pension publiques en Suisse. Les fonds de pension délèguent à Ethos l’exercice du droit de vote (relié aux actions dans lesquelles le fonds investit) dans les AGA des compagnies suisses. Les rémunérations excessives des gérants, la réputation et la mauvaise gestion des directeurs, et la rare transparence au moment de négocier avec des produits financiers « toxiques », sont les principaux problèmes présentés par Ethos. Les objectifs sont pour la plupart des sociétés financières ou pharmaceutiques, comme UBS ou Roche. Dans certains cas les propositions d’Ethos sont secondées aussi par d’autres investisseurs ou par des actionnaires ordinaires et elles arrivent à obtenir plus de 50 % des votes des actionnaires, comme cela a été le cas cette année à l’Assemblée générale annuelle de l’UBS, où le directoire a proposé que les membres du directoire précédent soient absous de toute responsabilité dans le collapsus financier de l’entreprise. Ethos a voté contre, et la plupart des actionnaires ont fait de même ; ceux-ci envisagent aujourd’hui d’entreprendre des poursuites contre l’entreprise pour sa mauvaise gestion et les dommages financiers infligés à leurs clients. Ethos vote dans plus de 100 assemblées générales de compagnies suisses tous les ans. Pour les entreprises non suisses, elle délègue auprès de ses partenaires  internationaux qui appartiennent à l’European Corporate Governance Service (ECGS, Service européen de gouvernance corporative).

Dans certains cas  la participation des actionnaires est associée aux stratégies traditionnelles de campagne. En mars 2010, une coalition de syndicats du Royaume-Uni, d’ONG et d’investisseurs ont essayé d’obtenir  que des milliers de membres des plans de pension s’unissent à une campagne de bombardement de courriers électroniques destinée à forcer  les géants du pétrole BP et Royal Dutch Shell à reconsidérer leurs investissements dans l’exploitation, polémique du point de vue environnemental, des sables bitumeux dans la province d’Alberta, au Canada. La coalition comprenait UNISON, le syndicat du secteur public le plus grand du Royaume-Uni et d’Europe, qui compte sur plus de 1,3 million de membres et le Public and Commercial Services Union (PCS, Syndicat des Services publics et commerciaux), le cinquième syndicat par ordre de grandeur du Royaume-Uni. Au cours de ce qu’elle a qualifié  de « mobilisation publique sans précédents », la coalition a demandé aux épargnants d’envoyer des courriers électroniques aux gérants de leurs fonds de pension pour les obliger à seconder les résolutions des actionnaires contre les projets des sables bitumeux qui devaient être votés pendant les AGA de BP et de Shell en mai. D’autres membres de la coalition incluaient Greenpeace, la World Wildlife Foundation et le groupe de la banque coopérative. Plus de 140 plans de pensions, d’administrateurs des fonds et d’investisseurs privés ont uni leurs forces à celles de FairPensions, un groupe de pression siégeant à Londres, pour présenter une résolution des actionnaires lors de l’assemblée générale de Shell le 18 mai.

En Italie, la Fondazione Culturale Responsabilità Etica (Fondation culturelle de responsabilité éthique, FCRE), contrôlée par la banque éthico-écologique Banca Etica, a elle aussi décidé de combiner les outils traditionnels des campagnes des ONG à une nouvelle forme de participation à travers l’investissement dans de grandes compagnies[4]. Déjà en 2008, FCRE avait acheté quelques  actions  d’entreprises pétrolières et de services publics italiennes (Eni et Enel, respectivement) dans le but de participer aux Assemblées générales annuelles, et de donner le droit de parole aux ONG environnementales et sociales, comme Greenpeace Italie et CRBM, dont le siège est en Italie et dans des pays en développement. Ces trois dernières années, la Fondation a remis en question les comportements d’ordre social et environnemental de ces deux compagnies secondée par une série d’associations au Nigeria, au Chili, au Congo-Brazzaville, au Kazakhstan et dans d’autres pays où l’Eni et l’Enel maintiennent une activité, ainsi que leurs opérations subsidiaires dans des pays signalés comme étant des paradis fiscaux.

La participation actionnaire critique en tant qu’outil de campagne

Bien que la participation active des petits actionnaires ait porté ses fruits, on ne peut sous-estimer certains aspects critiques. Tout d’abord, force est de reconnaître que le dialogue avec une entreprise ne passe pas exclusivement par la possession d’actions. Ce principe renforcerait précisément l’idée que les actionnaires gagnent  de plus en plus de poids face au reste des parties prenantes. Être investisseur permet de garantir des droits, certes, mais cela ne doit en aucun cas se substituer à d’autres voies de dialogue ou à d’autres moyens de pression sur les entreprises. C’est d’autant plus vrai quand le dialogue ou la confrontation avec l’entreprise porte sur un thème aussi fondamental que celui des droits humains.

Au contraire, la participation actionnaire critique doit être considérée comme un outil qui s’ajoute à toute une série d’autres instruments à mettre en marche pendant une compagne, et bons à utiliser dans leur ensemble pour renforcer l’action des autres outils de la campagne.

Qui plus est, ce n’est pas parce qu’ils participent à certaines assemblées que les petits actionnaires doivent s’attendre à des résultats fabuleux et à des changements dans le comportement des entreprises. La participation  actionnaire critique est un instrument qui pourrait porter ses fruits à long terme, à force de s’obstiner à soutenir d’année en année un dialogue difficile avec l’entreprise et les autres investisseurs.

Un autre aspect critique important réside dans la difficulté de réunir l’information juste sur des entreprises ou des projets spécifiques, d’autant plus que l’affluence des informations à traiter est considérable. La majeure partie de l’information recueillie sur la compagnie, et qui est remise aux investisseurs et aux médias spécialisés, provient habituellement de l’entreprise elle-même.

Presque toutes les entreprises qui cotisent en bourse ont développé de fortes politiques de responsabilité sociale corporative afin de démontrer leur comportement irréprochable et se définissent souvent elles-mêmes comme étant « vertes » et « durables ».  En outre, le rôle important et croissant joué par les agences spécialisées dans la qualification des entreprises en fonction de leurs politiques sociale et environnementale historiques ne devrait pas être sous-estimé. Le fait d’être définitivement inclus dans certains indicateurs, comme l’indicateur de durabilité Dow Jones ou le FTSE, est souvent brandi comme un argument transcendental pour « démontrer » l’engagement pris envers la durabilité. De fait, bien que différents indicateurs et plusieurs de ces agences qualificatives aient été critiqués pour ne pas offrir d’analyse sérieuse entre les compagnies et pour ne pas enquêter à fond le comportement général, ils représentent une source importante de renseignements pour la communauté financière.

Pour venir à bout de ce flux d’information, les activités devraient donc être menées en étroite collaboration avec les communautés affectées. En termes généraux, un travail d’enquête sérieux est nécessaire pour obtenir des résultats.

Conclusions

La plupart des compagnies qui cotisent en bourse appartiennent en général à de multiples actionnaires : des investisseurs institutionnels, des fonds d’investissement, des fonds de pension et des actionnaires minoritaires. Cette fragmentation extrême accorde, entre autres, un énorme pouvoir aux groupes financiers qui ont juste une petite participation dans différentes compagnies. Un problème associé se pose avec les hauts directeurs qui détiennent un pouvoir excessif  par rapport aux actionnaires. D’autre part, cette même multiplicité de petits actionnaires ouvre de nouvelles possibilités. Au cours des dernières années, des millions de femmes et d’hommes du monde entier ont commencé à s’orienter vers une consommation plus responsable. Chaque jour les gens sont plus conscients d’exercer leur « droit de vote à travers leur caddy au supermarché ».   On peut choisir les produits de certaines compagnies et pas d’autres, suivant leur comportement. Le mouvement pour un commerce équitable a prouvé à quel point la consommation critique est devenue importante. C’est là un changement culturel essentiel, qui a débuté il y a quelques décennies et qui poursuit son évolution.

Il faut maintenant qu’un changement culturel semblable se produise par rapport à notre argent et à nos investissements. Combien de personnes seraient-elles prêtes à laisser de l’argent à quelqu’un pour financer une affaire d’armement antipersonnel ou de bombes  à sous-munitions ? Combien de personnes prêteraient-elles de l’argent à quelqu’un qui voudrait le miser au casino ? D’autre part, combien sommes-nous à demander à nos banques, à nos fonds de pension ou d’investissements ce qu’ils font de notre argent ? Pour résumer, notre argent, canalisé à travers des investissements financiers, possède un immense pouvoir et peut influencer en grande mesure, de façon positive ou négative, le comportement social et environnemental des entreprises et des banques.

Une alliance solide est nécessaire pour assumer le contrôle de ce pouvoir. Les investisseurs responsables ont la capacité technique d’intervenir dans la participation actionnaire critique. Les ONG connaissent les communautés affectées par les investissements des corporations transnationales et sont en contact avec elles. Les moyens de communication ont la possibilité d’informer les petits investisseurs et les travailleurs sur l’usage qui pourrait être fait de leurs épargnes. Potentiellement, on pourrait mobiliser une énorme quantité de personnes et de capital pour des activités de participation actionnaire critique, ce qui provoquerait des changements concrets dans le comportement des plus grandes compagnies du monde.

La participation des actionnaires active a déjà donné des résultats dans plusieurs cas, et elle a abouti à une meilleure gouvernance corporative et à une plus ample participation des petits actionnaires. En même temps, il faut obtenir une plus grande implication et coordination de la société civile, des investisseurs socialement responsables et des petits actionnaires, et obtenir ainsi des améliorations concrètes dans le comportement social et environnemental des entreprises à moyen terme.

Pour finir, et c’est le plus important, la participation actionnaire critique ne signifie pas seulement améliorer le comportement social et environnemental des entreprises qui cotisent en bourse. La promotion d’une « démocratie économique » va bien en delà. La récente crise financière a démontré que nos épargnes ont été mises en danger dans une économie de casino. Nous devons récupérer le contrôle de notre argent et de nos investissements. À travers la participation actionnaire critique on peut accroître la culture financière des petits investisseurs. Il ne s’agit pas seulement d’améliorer le comportement d’une entreprise. Une nouvelle culture financière s’impose aussi.

Récapitulons brièvement l’impact de la crise financière : premièrement, notre argent n’a pas été employé pour promouvoir une meilleure économie ; deuxièmement, on l’a mis en danger ; troisièmement, l’investissement dans le casino financier a contribué à faire exploser la bulle et à précipiter la crise financière ; quatrièmement, la crise a eu un impact terrible sur la vie des personnes du monde entier ; cinquièmement, d’énormes opérations de sauvetage ont été lancées pour sauver le système financier, celui-là même qui a causé la crise. En définitive, ces sauvetages seront financés par l’argent de nos impôts.

Ça commence à bien faire. Si les acteurs financiers et les cadres veulent continuer à investir dans des entreprises non durables, à violer les droits humains et à nuire à l’environnement, s’ils insistent encore à utiliser notre argent pour le jouer dans une économie de casino, élevons nos voix pour leur dire clairement que nous ne voulons pas être leurs complices et empêchons-les de jouer nos jetons à la roulette.

[1] Kirkpatrick, Grant, The corporate governance lessons from the financial crise. OCDE, 2009.  Disponible sur : <www.oecd.org/dataoecd/32/1/42229620.pdf>.

[2] Pour plus de renseignements voir : <www.iccr.org>.

[3] Voir: <www.batirente.qc.ca>.

[4] Voir: <www.fcre.it>.


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