Une APD qui stagne et une pauvreté non résolue

Alliance Sud – Swiss Alliance of Development Organizations

En juin 2010, après deux ans d'obstacles, le Gouvernement suisse a finalement présenté une proposition visant à accroître son APD. Les pressions internationales ont contraint ce paradis fiscal à faire quelques concessions : le secret bancaire commence à disparaître. Toutefois, le manque de disposition de la Suisse à fournir des informations concernant les délits fiscaux demeure pratiquement le même. Bien que l’État soit d’accord avec l´ouverture des frontières à des fins commerciales, il continue à mettre des barrières pour freiner l'immigration provenant de pays non européens. Le Conseil fédéral a élaboré une loi qui prévoit le gel et le rapatriement des actifs volés.

Jusqu’à présent la Suisse a relativement bien résisté à la crise économique actuelle. Il est vrai que le Produit intérieur brut (PIB) a diminué de 1,5 % en 2009 et que d’ici à la fin de l’année 2010, le taux de chômage officiel pourrait augmenter et atteindre 4,5 % ou 5 %, un pourcentage élevé pour les standards de la Suisse. Toutefois, en comparaison avec l'Union européenne, où le chômage est de 10 %, et avec les pays les plus pauvres du Sud du monde, ce petit pays situé au cœur de l'Europe n’a pas trop de soucis à se faire dans ce domaine. La Suisse a préservé sa capacité de résistance en dépit de la faible envergure de ses programmes de relance économique (un total de CHF 2,5 milliards / EUR1,7 milliard) par rapport à ceux des autres pays industrialisés. En effet, une économie fortement orientée vers les exportations a permis au pays de s'appuyer sur des plans de relance mis en place par ses principaux partenaires commerciaux.

Les perspectives pour l’année prochaine ne s’avèrent pas plus mauvaises. L’économie a expérimenté une croissance depuis septembre et on s’attend à une croissance totale de 1,4 % pour l’année 2010. Malgré la crise financière, en 2009 le budget présentait un excédent de CHF 2,7 milliards (EUR 1,8 milliard). Le Gouvernement majoritaire de droite continue à appliquer une politique d'austérité rigide. Au début de l’année, le Gouvernement a décidé d’appliquer une réduction radicale des dépenses publiques de l’ordre de CHF 5 milliards (EUR 1 milliard) par an entre 2011 et 2013. Les intentions de  réduire les prestations sociales ont engendré une forte réaction contre la politique gouvernementale avec trois quarts des votants qui ont rejeté les compressions du régime de retraite lors d'un référendum lancé par les syndicats début mars. Cette défaite est un indicateur de la forte opposition que vont engendrer les réductions des services sociaux prévues par le Gouvernement et par la majorité parlementaire de centre-droite, comme celles concernant l’assurance-chômage et l’âge de la retraite pour les femmes.

La stagnation de l'APD

Dès le début, le Gouvernement suisse a donné un solide appui verbal à la Déclaration du millénaire et aux Objectifs du millénaire pour le développement (OMD), mais ce soutien ne s’est jamais traduit par des actions concrètes. Dans une tentative pour augmenter l’engagement envers les OMD, en mai 2008 une alliance composée de plus de 70 ONG et de différents syndicats et organismes de protection de l’environnement, a déposé une demande signée par plus de 200.000 personnes exigeant que le Gouvernement augmente l'APD à 0,7 % du RNB.

Cette quantité exceptionnelle de signatures a eu une répercussion : vers la fin de 2008, le Parlement a approuvé une augmentation de l’APD à au moins 0,5 % du RNB d'ici à 2015. Toutefois, jusqu’à l´heure actuelle, le Gouvernement a refusé de fournir le crédit nécessaire en invoquant la situation économique instable. Au printemps 2011, le Parlement prendra une décision finale. Pour atteindre le chiffre de 0,5 % le pays devrait ajouter environ CHF 2 milliards (EUR 1,5 milliard) à l’APD d’ici à 2015.

Officiellement, l’APD suisse a atteint 0,47 % du RNB en 2009. Toutefois, une grande partie de cette assistance est une « aide fantôme » (allocations surévaluées erronément classées comme aides ou qui ne contribuent nullement à aider la population pauvre). Les dépenses destinées aux demandeurs d’asile qui se trouvent déjà en Suisse et les assignations nominales de la dette bilatérale déjà soldée depuis longtemps représentaient 22 % du total. En excluant ces catégories, l’augmentation de l’APD équivaudrait en fait à environ 0,36 % du RNB.

Dans le même temps, il existe une tendance croissante à exploiter l’aide au développement dans le domaine de la politique extérieure. Le Secrétariat d'État aux Affaires économiques, le second membre le plus important de la coopération publique au développement après l’Agence suisse pour le développement et la coopération (SDC), est en train d’abandonner les pays les moins développés pour se concentrer sur les pays à revenu moyen, comme la Colombie, l’Indonésie et l’Afrique du Sud, auxquels la Suisse a manifesté son intérêt pour développer les relations commerciales.

En outre, il est probable que l’argent destiné à financer les politiques sur le changement climatique dans le sud provienne de l’APD et non pas d’autres financements. Lors de la Conférence sur le climat tenue à Copenhague en décembre 2009, la Suisse s’est engagée à allouer un total de CHF 150 millions (EUR 100 millions) pour l'adaptation et la protection des pays du Sud, entre 2010 et 2012. Il n’est pas clair d’où viendront ces fonds. La SDC et les ONG pour le développement insistent sur le fait que le financement des politiques climatiques ne devrait pas interférer avec l’objectif de réduire la pauvreté ; c'est-à-dire, qu’il ne devrait pas provenir de l’APD. Il reste à voir si ces positions réussiront à s’imposer.

Outre les problèmes dûs à l’insuffisance de l’APD, le manque de cohérence de la politique suisse en ce qui concerne les pays du Sud représente un autre point d’achoppement. Comme décrit ci-dessous, dans le domaine des politiques relatives au secteur financier et commercial et à l’immigration, la Suisse est en train de compromettre les objectifs explicites de son travail pour contribuer au développement, c'est-à-dire, lutter contre la pauvreté et promouvoir les droits de l´Homme. La Suisse possède les mécanismes nécessaires pour mettre en œuvre des politiques cohérentes. Cependant, comme l’indique son refus d'augmenter l’APD, le Gouvernement n’a pas la volonté politique de le faire. La seule solution serait d’introduire un mécanisme d’évaluation de toutes les décisions gouvernementales, les lois et les politiques sectorielles afin d’établir quels sont leurs effets sur le développement. Une mesure qui est très loin de se concrétiser.

Des politiques commerciales agressives

Lors de la Conférence ministérielle de l’OMC tenue à Hong Kong en 2005, la Suisse s’est manifestée fermement à faveur du libre accès au marché pour les pays les plus pauvres et, en avril 2007 la Suisse a permis le libre accès au marché pour les produits des pays les moins avancés (PMA). Tous les tarifs douaniers et les quotas ont été officiellement supprimés, en soutenant ainsi l’initiative de l’UE : « Tout sauf des armes ».

Cependant, tel que l’a démontré Alliance Sud, il reste encore des taxes douanières occultes[1]. Ces impôts sont perçus sur toutes les importations de sucre, de riz, de café et d’huiles comestibles, même celles provenant des PMA, grâce à une taxe appelée « contribution au fonds de        garantie »  qui finance des réserves alimentaires pour assurer que le pays soit suffisamment approvisionné en cas de guerre, de catastrophes naturelles ou autres crises. Alliance Sud a dénoncé cette violation du principe de libre accès au marché et a exigé l’abolition immédiate de cette taxe. Il est incompréhensible que les PMA, comme l'Éthiopie, le Bangladesh et le Cap-Vert, soient responsables du financement indirect des stocks d'urgence d’un des pays les plus riches du monde. Cette taxe occulte permet de collecter environ CHF 12 millions par an ; son annulation n’entraînerait pas de problème financier.

La politique commerciale bilatérale du pays en ce qui concerne les pays du Sud a des conséquences plus graves. La Suisse fait partie de l'Association européenne de libre-échange (EFTA, selon le sigle en anglais) qui inclut également la Norvège, l’Islande et le Liechtenstein, et c´ est la force motrice qui encourage les accords de libre - échange avec les pays tiers. En outre, la Suisse tente en permanence d’ajouter des dispositions qui vont au-delà des règles de l’OMC pour protéger les droits de propriété intellectuelle et pour l’accès aux marchés des produits industriels et des services financiers, des acquisitions publiques et des investissements.

Ces dispositions peuvent avoir des effets très négatifs sur les pays partenaires, y compris sur le droit à la santé, la politique industrielle et les droits de l´Homme. Par exemple, la Suisse exige l’extension de la protection des brevets et des droits de propriété exclusifs sur les résultats des recherches pour favoriser ses laboratoires pharmaceutiques et ses compagnies agroalimentaires (Novartis, Roche, Syngenta, etc.). Ces restrictions déterminent qu’il soit extrêmement difficile pour les pays pauvres de produire des médicaments génériques et de fournir des médicaments à bas prix à leurs habitants. Elles peuvent également affecter la sécurité alimentaire si les agriculteurs perdent la possibilité d’accéder librement aux semences. Dans les négociations en cours sur un accord de libre-échange avec l’Inde, la Suisse a l’intention d’obtenir des réductions draconiennes dans les taxes douanières industrielles, ce qui augmenterait la possibilité pour ses sociétés d’accéder au marché. Cette attitude ne tient pas compte de l’importance des droits de douane pour les pays du Sud, autant comme source de financement pour le développement que comme instrument de politique industrielle.

En 2009, la Suisse est devenue le premier pays développé qui a ratifié un accord de libre-échange avec la Colombie. Jusqu’à présent, la Norvège et les États-Unis avaient refusé de ratifier des accords similaires en raison des antécédents questionnables de la Colombie concernant les droits de l´Homme. Le Gouvernement suisse a réussi à vaincre des objections similaires provenant de son propre Parlement, en signalant que les accords commerciaux ne devraient pas être liés aux droits de l’hHomme ni aux normes environnementales : le commerce passe avant l’éthique.

Les investissements directs étrangers favorisent peu les pays pauvres

Les opposants à l'augmentation de l’APD invoquent souvent le fait que les investissements directs suisses dans le Sud contribuent à la création d’emplois et, par conséquent, sont plus importants que l’aide au développement pour le développement durable. À vrai dire, les pays pauvres ne sont bénéficiés que marginalement. Les Investissements directs étrangers (IDE) suisses sont exceptionnellement élevés : les investissements nouveaux ont totalisé EUR 45,2 milliards en 2007 et EUR 37 milliards en 2008[2], mais les pays non industrialisés n’ont reçu que EUR 9,7 milliards en 2007 et EUR 8,3 milliards en 2008, et seulement 3 % du total de 2008 à été dirigé vers les pays moins développés ou à faible revenu[3].

La ségrégation dans les politiques migratoires

Bien que la Suisse défende l’ouverture des frontières pour le commerce des biens et  des services, en ce qui concerne la circulation des personnes, le pays s’isole de l’immigration provenant des pays non européens. Seuls les migrants hautement qualifiés peuvent s’attendre à obtenir un permis de travail dans ce prospère pays alpin. Les immigrants moins qualifiés provenant de pays en voie de développement ou qui n’appartiennent pas à l’UE ont peu de possibilités de travailler légalement en Suisse. De cette façon, la Suisse n'offre pas de possibilités aux migrants qui pourraient contribuer au développement de leurs pays d’origine (par le biais d’envois de fonds ou l’acquisition de compétences). Cette politique d’immigration très restrictive a conduit à une situation dans laquelle des dizaines de milliers de personnes vivent et travaillent illégalement. On a estimé que ces migrants, souvent appelés les sans-papiers, sont entre 90.000 et 180.000 personnes. Au printemps 2010, le Parlement a finalement décidé que les enfants des sans-papiers non seulement pourraient aller à l’école (ils étaient déjà autorisés à le faire) mais pourraient aussi recevoir une formation professionnelle. Toutefois, cette autorisation ne leur donne pas droit à un statut civil, et leurs parents courent toujours le risque d’être rapatriés.

Dans ce cadre, le mandat reçu par la SDC de la part du ministre des Affaires étrangères pour la rédaction d’un nouveau programme d’immigration dans le but, entre autres, de faire cesser l’immigration
« indésirable » provenant de pays non européens, est particulièrement regrettable. La directive du ministre a provoqué une gêne considérable, même au sein du Comité d’aide au développement de l’OCDE (CAD). Lors du dernier Examen par les pairs réalisé en Suisse (2009), il a été déclaré que le pays « doit veiller à ce que sa contribution au développement ne soit pas au service d’une politique d’immigration qui sous-estime les besoins du développement »[4].

Un paradis fiscal déchu

Un facteur positif est que le célèbre principe des banques suisses de refuser la divulgation de renseignements aux autorités fiscales étrangères s’est vu considérablement affaibli en 2009. La nouvelle volonté de permettre une plus grande transparence dans l’échange d’information et de contribuer aux efforts visant à lutter contre l’évasion fiscale est une concession à la pression internationale. Malgré ces réformes, la Suisse n’a pas encore modifié sa politique d’information sur les questions fiscales concernant les pays en voie de développement.

Des estimations prudentes suggèrent que les banques suisses gèrent au moins USD 360 milliards en actifs privés non imposables provenant des pays en voie de développement. Pour les pays du Sud, les recettes fiscales qui pourraient découler de l’intérêt portant sur ces biens, ainsi que les impôts sur des revenus qui ont quitté le pays illégalement et ont été secrètement déposés dans des banques suisses, seraient une contribution importante au financement pour le développement et la réduction de la pauvreté. La protection que la Suisse confère aux évadés fiscaux des pays en voie de développement est en flagrante contradiction avec les OMD établis par l’ONU et avec l’engagement proclamé à aider les pays les plus pauvres à mobiliser leurs ressources nationales.

Début mars 2009, lorsque l’OCDE l’a inclus dans la liste noire des paradis fiscaux non coopératifs, le pays a couru le risque de souffrir des sanctions économiques de la part du G-20. Pour éviter cela, le Gouvernement a agi rapidement et a retiré ses objections à l’article 26 sur le Modèle de convention fiscale (DTC selon les sigles en anglais) de l’OCDE afin d’éluder la double imposition et a annoncé qu’il était prêt à fournir une assistance administrative en cas de fraude fiscale et même dans des cas d’évasion fiscale simple. La Suisse a également entamé des négociations avec plusieurs pays de l’OCDE afin d’examiner et d’adapter les accords existants. Les nouveaux protocoles ne permettent pas encore l’échange automatique d’information. Pour obtenir des renseignements bancaires sur des personnes soupçonnées d’évasion fiscale en Suisse, les autorités étrangères doivent présenter des arguments solides et fournir le nom du suspect et des informations détaillées sur le compte.

Jusqu’à présent, la Suisse a négocié seulement la révision des conventions et a convenu  de fournir une assistance internationale en cas d’évasion fiscale simple avec des pays de l’OCDE et avec le Kazakhstan. Il a été rapporté que, une fois que le Gouvernement Kazakh  a annoncé son intention de mettre la Suisse sur sa propre liste noire des paradis fiscaux et d’interdire ses investissements dans le pays, la demande de négociation a été traitée très rapidement. Ce cas représente une exception notable. Les rapports stratégiques du Conseil fédéral sur la nouvelle politique financière mettent en exergue le fait que dans la renégociation du DTC il faut donner la priorité aux pays de l’OCDE. Pour l’instant, les banques suisses poursuivent leurs activités comme d’habitude à l’égard des biens qui ont bénéficié d’une évasion fiscale dans les pays en voie de développement.

Toutefois, au cours de la Conférence des Nations Unies sur le Financement pour le développement tenue à Doha fin 2008, la Suisse a signalé sa volonté d’offrir aux pays en voie de développement un accord en matière d’impôts sur l’épargne semblable à celui présenté à l’UE. En vertu de cet accord, la Suisse imposerait une taxe sur les revenus des investissements étrangers et transférerait une partie des revenus obtenus au pays d’origine. Au printemps 2009, le Conseil fédéral a réitéré l’offre, mais il a précisé que c’était aux gouvernements des pays en développement de faire le prochain pas.

Avances concernant les biens volés

Il est réconfortant de savoir que fin 2009, le Conseil fédéral a commencé à rédiger une loi sur le gel et le rapatriement des biens volés. Le projet de loi établit des procédures pour empêcher les dirigeants étrangers et leurs alliés d’avoir accès à des biens acquis illégalement et pour que ceux-ci puissent être rendus aux populations des pays concernés. Toutefois, certaines organisations de la société civile, y compris Alliance Sud, ont déclaré que les conditions établies pour la récupération et la restitution de biens étrangers volés sont trop restrictives. Dans le cas de la restitution, ce sont les autorités du pays impliqué qui doivent en faire la demande ; cette procédure ne peut pas être engagée par la Suisse ni par les organisations de la société civile. Le projet est actuellement en phase de consultation mais il faut espérer qu’il sera consolidé avant son approbation.

[2] Banque nationale suisse : Direktinvestitionen 2008, Berne, décembre 2008, A3.

[3] Agence suisse pour le développement et la coopération, Entwicklungshilfe der Schweiz, Statistiken 2008, Berne, novembre 2008, 7.

[4] OCDE CAD, Examen par les pairs de la Suisse, Paris, 2009, 43. Disponible sur : <www.oecd.org/document/22/0,3343,en_2649_34603_44020118_1_1_1_1,00.html>.