Justice financière et fiscale: une dette historique

FOCO
Agostina Chiodi
Rodrigo López 

L’expérience argentine montre qu’il n’existe pas de développement sans autonomie et sans ressources légitimes, comme les taxes. Les crises politiques et économiques successives ayant frappé le pays prouvent que lorsque le modèle de développement donne la priorité au secteur financier au détriment du secteur productif, les résultats sont néfastes pour la majorité de la population. L’État doit impérativement récupérer le contrôle de l’économie ; celle-ci doit devenir moins dépendante de l’arrivée de capitaux étrangers, elle doit avancer vers un système fiscal plus juste et également financer la production, en plus de la consommation. Pour s’approcher des objectifs des OMD, la problématique de l’égalité des sexes  ne doit pas être absente.

Le sentier vers le développement n’est pas une chimère projetée vers l’avenir ; on y circule à présent grâce à des pratiques démocratiques qui, dans les sociétés modernes, s’expriment à travers la possibilité des gouvernements de conduire l’économie, et non pas l’inverse. L'histoire des dernières décennies montre clairement qu'en Argentine la réduction de la dépendance du financement externe renforce l'autonomie et favorise le développement des politiques. 

L’histoire récente montre que l’autonomie est une condition nécessaire au développement mais l'Argentine ne pourra jamais l'atteindre si le pays  dépend du financement externe. Ainsi, les impôts redeviennent les « ressources légitimes » sans lesquelles il est impossible de penser au développement.

L’Argentine a amélioré sa fiscalité (voir section suivante) : lors des dernières années, le pays a réussi à augmenter la proportion des taxes jusqu’à 30 % du PIB (bien qu’elle soit toujours éloignée du niveau d’environ 50 % des pays développés). Cependant la structure fiscale de l’Argentine est toujours régressive dans la mesure où la contribution de la population à plus faibles revenus est proportionnellement plus forte ; elle est aussi procyclique parce que les recettes accompagnent les hauts et les bas de la consommation.     La plupart des recettes proviennent des taxes indirectes, notamment la TVA avec un taux de 21 % (très élevé par rapport aux standards internationaux) et il faut signaler qu’il y a très peu d’exemptions ou de taux différentiels. Par contre, les revenus des investissements financiers en sont exempts[1]

La nationalisation des fonds de la sécurité sociale (pensions et retraites) transférés au secteur privé dans les années 90 par des systèmes de capitalisation a été une mesure très importante adoptée par le Gouvernement de Cristina Fernández. On a ainsi récupéré une source de financement légitime pour le développement qui évite à l’État de s’endetter avec le secteur privé à des taux à deux chiffres.

Un peu d’histoire

Avant le coup d’État de 1976, l’économie argentine était centrée sur le soutien de l’économie réelle, caractérisée par un modèle d’accumulation basé sur les substitutions des importations. Après 1976, ce système a été remplacé par un autre favorisant le secteur financier au détriment de l’économie productive. Dans ce nouveau système, l’endettement extérieur du secteur public dépend de la valorisation financière au lieu de l’économie réelle et de l’expansion productive. La logique est la suivante : les oligopoles contractent des prêts pour investir dans le marché financier local au lieu de développer la production,  et les rembourse ensuite avec des devises fournies par l‘État au moyen de son endettement extérieur.  Pour pouvoir mettre en œuvre ce modèle, le terrorisme d’État a désarticulé la classe ouvrière mobilisée et a déclenché un génocide ayant provoqué des dizaines de milliers de morts et de « disparus ».

Cette modification de la politique économique a été accompagnée de changements des fonctions de l’État. Lors de ce processus, c'est l’État lui-même qui garantissait des taux d’intérêt internes supérieurs aux taux internationaux, pour augmenter leur valeur sur le marché argentin. La réforme financière de 1977 a donc joué un rôle stratégique : l’État ne serait plus financé à travers la Banque centrale mais il jouerait le rôle d’un simple preneur de fonds dans le secteur financier[2]. Avant la récupération de la démocratie en 1983 la dette privée de centaines d’entreprises a été étatisée et la dette extérieure a augmenté de 7  à 45 milliards de dollars en sept ans seulement[3].

Ce modèle a été consolidé dans les années 90 et l’Argentine a respecté au pied de la lettre les dispositions du Consensus de Washington, dont la dérégulation, la libéralisation des taux d’intérêt, la flexibilisation du travail, les privatisations, la réduction des dépenses publiques, la discipline fiscale, l’ouverture économique, commerciale et financière. Ces mesures ont démembré l’État et ont paupérisé les secteurs populaires. Parmi les séquelles de cette politique nous pouvons citer la désindustrialisation, la sous-traitance, le chômage, l’endettement extérieur et la pauvreté structurelle de 56 % en 2002 suivant l’Institut National de Statistiques et du Recensement.

Après quatre ans de récession, le modèle d’endettement et de la parité peso-dollar s’est effondré, ce qui a engendré la crise financière de 2001. Cela a marqué la fin d’une période de 30 ans où l’économie réelle était au service de l’économie financière, et a donné la possibilité de commencer une autre période de transition permettant de renverser cette tendance. 

À partir de 2003, le Gouvernement de Néstor Kirchner a mis en place une stratégie de haute croissance économique qui a eu un fort impact sur l’emploi et qui a amélioré la qualité de vie de la classe ouvrière. Pendant les six années suivantes, le PIB a augmenté à un taux annuel de 8 %, l’économie à réussi à maintenir l’excédent fiscal et la dette extérieure a pu être réduite. Cela a été possible grâce à une série de mesures telles qu’un taux de change concurrentiel, la rétention aux exportations, le contrôle du Gouvernement sur les comptes de capital et des mesures d’incitation à la production. Cependant, les sentiers du développement obligent à affronter des limitations encore en vigueur ainsi qu’à trouver un modèle  d´accumulation de capital alternatif à la valorisation financière.

Système financier

On pourrait dire que le système financier actuel ne fonctionne pas comme tel, du moment qu’il n’est pas capable de financer la production. La dérégulation née de la réforme de 1977 a remplacé le système bancaire  spécialisé par un modèle de banque universelle ce qui a donné un clair avantage aux banques commerciales sur les banques d’investissement, de développement, sur les banques coopératives et publiques. Ainsi, le crédit est concentré sur le financement de la consommation, permettant aux banques d’assurer leurs bénéfices par des taux d’intérêt extrêmement élevés, bien des fois masqués dans les achats par cartes de crédit ou de consommation. Malgré l’existence d’une liquidité bancaire élevée, les banques ne donnent pas les prêts nécessaires à l'investissement productif. Dans ce sens, la Loi des entités financières promulguée pendant la dictature affecte le crédit des petits et moyens producteurs et entrave la redistribution ; sa réforme s’avère indispensable pour soutenir le développement. 

Investissement direct étranger

En Argentine, l’Investissement direct étranger (IDE) a joué un rôle très important pendant les années 90, période de l’essor des privatisations. Mais à vrai dire, plutôt que d’un processus authentique d’investissements il s’agissait plutôt d’un changement de propriété. Pendant cette période, la transnationalisation de l’Argentine a augmenté considérablement du fait de la vente de nombreuses entreprises argentines à des capitaux étrangers.

Ces capitaux contrôlent actuellement la plupart de l’industrie. Dernièrement, les IDE se sont concentrés dans les activités d’extraction telles que les industries pétrolières et minières et dans d’autres activités liées aux produits primaires – comme la commercialisation du soja – toutes ayant un impact très réduit sur l’emploi. Au lieu de faire l’objet de réinvestissements, les bénéfices sont envoyés aux maisons mères et, de plus, ce genre d’activités dégrade l’environnement et met en danger la population.   Pour rectifier cette situation le pays a besoin de régulations bien plus strictes ainsi que de nouveaux rapports avec le capital étranger permettant de promouvoir le développement au lieu de se limiter à exporter des produits primaires. 

Dette extérieure et flux de capitaux

Le Gouvernement a réduit le rapport dette-PIB de 120 % à 40 % en moins de cinq ans ; malgré cela, le sentier de l’endettement doit être évité de sorte de ne pas hypothéquer les générations futures. Pour financer le développement il est nécessaire d’annuler les mécanismes en vertu desquels les capitaux produits dans le pays sont systématiquement envoyés à l’étranger, ce qui vient dissocier la croissance de l’accumulation. Le système financier a contribué, en partie, à l’instabilité de l’économie et à ses crises récurrentes et il a validé les fuites périodiques de capital[4]. Il est donc nécessaire de changer de paradigme, de laisser de côté la « valorisation financière » et de mettre les finances au service de la production et du développement. 

Actuellement, le Gouvernement envisage la possibilité d’utiliser une partie des réserves de la Banque centrale pour créer un Fonds garantissant le paiement de la dette, alors que certains secteurs de l’opposition s’attendent à ce que cela soit fait en réduisant les dépenses publiques. Alors que les actifs (comme les réserves) peuvent être utilisés pour solder les passifs, il y a deux considérations importantes dont il faut tenir compte. D’une part, il faut d’abord déterminer la légalité et la légitimité de ces passifs. Par exemple, les dettes privées encourues lors de la dictature ont été étatisées et à ce jour, il existe des arrêts judiciaires les ayant déclarées illégales. D’autre part, les règlements doivent être subordonnés à la stratégie de développement.

Le budget national 2010 enregistre des dépenses publiques en santé de Ars 10,16 milliards (quelque USD 2,6 milliards) et en éducation et culture d’un peu moins de USD 5 milliards, alors que pour payer les intérêts de la dette publique, le chiffre est estimé à USD 6,8 milliards environ[5]. Il est difficile de penser à favoriser le développement si les intérêts de la dette représentent presque le même investissement que celui prévu pour les secteurs de la santé, de l’éducation et de la culture. 

Au lieu de continuer à espérer que l’investissement productif provienne de la confiance des investisseurs étrangers et locaux, c'est l’État qui devrait promouvoir la création de nouvelles conditions pour les affaires productives, en investissant dans les secteurs stratégiques pour le développement économique. Dans ce sens, la création d’une nouvelle Banque de développement pourrait être un instrument  idoine pour canaliser les ressources provenant des cotisations de la sécurité sociale tel que le Brésil l’a déjà fait en créant avec succès la Banque nationale de développement du Brésil[6].

Il faut signaler également l’importance de la mise en marche  de la Banque du Sud[7] qui encourage le développement et l’intégration régionale de l’Amérique latine en proposant de nouvelles alternatives de financement basées sur des principes d’équité, d’égalité et de justice sociale.

L’économie argentine actuelle est concentrée sur les produits primaires, avec une proportion élevée de capitaux étrangers ; par conséquent c’est le dollar américain qui opère comme réserve de valeur et c´est autour du dollar que s’organisent les relations économiques. Pour que le pays puisse se développer il faudrait modifier  prioritairement la structure productive, la nationalité des principaux capitaux, le degré de concentration des moyens de production et, dans ce cadre, démanteler la structure néolibérale de la Banque centrale, discuter de son autonomie et modifier sa Charte Constitutive. Un organisme gouvernemental qui définit le taux de change, la politique monétaire et financière ne peut pas ignorer la volonté populaire et son seul objectif ne peut pas être uniquement celui de préserver la valeur de la monnaie, sans tenir compte des conditions structurelles qui définissent cette valeur. 

Réflexions finales

Les facteurs analysés sont étroitement liés à la pauvreté et aux déficiences des indices de développement humain ainsi qu’à l’échec dans l’accomplissement des Objectifs du millénaire pour le développement (OMD). D’autre part, il ne faut pas perdre de vue que l’égalité des sexes constitue une condition fondamentale pour les processus de développement et de démocratisation. Favoriser le rôle économique des femmes en leur permettant d’accéder aux opportunités économiques et éducatives, en leur donnant  l’autonomie nécessaire pour profiter de ces opportunités serait un progrès permettant d’atteindre plusieurs des Objectifs du millénaire pour le développement. Il ne s’agit pas seulement de promouvoir l’égalité des sexes  mais aussi d’améliorer la santé maternelle, de réduire la mortalité infantile et d’avancer vers l’éradication de la pauvreté. 

Malgré ces considérations, les droits humains des femmes argentines n’ont pas encore été considérés comme un objectif de développement ; il n’existe encore aucun programme intégral orienté vers la prise en compte
de l’égalité des sexes. Pour que le Droit au développement des peuples basé sur les principes de la Charte des Nations Unies et proclamé par la Déclaration de l’assemblée générale de 1986 sur le Droit au développement devienne effectif, la société civile devra exiger la mise en œuvre d’actions politiques et de stratégies urgentes garantissant des conditions de vie dignes et permettant le développement personnel dans un cadre de développement durable.  

 

[1] Elle est exemptée de l’impôt sur les revenus des personnes physiques pour les revenus financiers : dépôts à terme et l’achat/vente et dividendes des actions ou titres publics. 

[2] Adrián D´Amore, Interview à l’économiste Eduardo Basualdo, "Los sectores dominantes no quieren que siga aumentando la participación de los asalariados", Zoom, 30 mai 2008. Disponible sur : <www.rayandolosconfines.com.ar/reflex62_basualdo.html>.

[3] María de Monserrat Llairó et Raimundo Siepe, "La evolución del endeudamiento externo argentino y su relación con los organismos financieros internacionales: desde 1976 a la salida del default (febrero de 2005)", Centre de recherches d’études latinoaméricaines pour le développement et l’intégration, Faculté de Sciences économiques, Université de Buenos Aires.      

[4] Comme par exemple lors des hyperinflations de 1989-1990, de la crise de 2001 et de l’actuel échec du compte financier, depuis le début de la crise internationale de 2007.

[5] Ministère de l’Économie et finances publiques, données officielles du Budget 2010. Disponible sur : <www.mecon.gov.ar>.

[6] La Banque nationale de développement (BNDES) a été créée pour encourager l’industrialisation substitutive des importations et elle a été  responsable de la formulation et de l’exécution de la politique industrielle du Brésil. Même lors de l’étape libérale des années 90 la BNDES représentait 25 % du crédit total offert par le système bancaire.  En 2002, ce pourcentage a atteint un de ses plus hauts niveaux (33 %), jouant parfaitement son rôle « anticyclique ».  Source : Claudio Golonbek et Emiliano Sevilla, "Un estudio de caso sobre Banca de Desarrollo y Agencias de Fomento". Centre d’économie et finances pour le développement de l’Argentine, Document de Travail nº 20, mai 2008. Disponible sur : <www.cefid-ar.org.ar>.

[7] Créée en 2009 sous l’initiative du président du Venezuela Hugo Chávez, intégrée par l’Argentine, la Bolivie, le Brésil, l’Équateur, l’Uruguay et le Venezuela.