La France peut résorber la très grande pauvreté

Francois Soulage-
Photo-MichelRoux

Par Claire Chartier et Corinne Lhaïk/L’Express

Le président du Secours Catholique François Soulage, dans cette interview à l’hebdomadaire L’Express du 13 au 19 avril, livre son analyse sur les causes de la pauvreté et les solutions que l’on peut apporter. Soulage revient sur les grands sujets de l’actualité sociale et donne sa vision de la crise que traverse la société française : « L’école est devenue un lieu de reproduction sociale dramatique », estime-t-il, accusant l’État de se désengager dans les zones de pauvreté. « L’islamisation résulte d’un abandon du terrain par les pouvoirs publics », dénonce-t-il encore.

François Soulage, président national du Secours catholique, surprend. A 64 ans, il est devenu le patron d'une oeuvre caritative qu'il dirige comme une entreprise... de l'économie sociale. Entretien.

De gauche, tendance réaliste. Chrétien, option terrain. Le président national du Secours catholique surprend. Pas de discours larmoyant sur les pauvres, pas de dramatisation à outrance, pas de sébile tendue aux puissants. Il veut juste les placer face à leurs responsabilités. Parce que cette misère qu'il côtoie au quotidien, il sait que l'on pourrait la dominer. Le militant de toujours connaît les politiques, l'économie, les rouages administratifs et leurs grippages Jean Castex, le nouveau secrétaire général adjoint de l'Elysée, vient ainsi de le consulter sur les minima sociaux. Enfant de Nanterre, où il est très actif, proche de Michel Rocard, promoteur et acteur de l'économie sociale, François Soulage a entamé une nouvelle vie, en 2008, devenant à 64 ans le patron d'une oeuvre caritative qu'il dirige comme une entreprise... de l'économie sociale. 

Y a-t-il plus de pauvres aujourd'hui qu'hier?

En chiffres absolus, non, mais la situation de ceux qui sont en très grande difficulté se dégrade. Même si le taux de pauvreté globale s'est stabilisé, après avoir diminué de 15% à 13,2% en cinq ans. De plus, les situations sont très variables selon, par exemple, que les gens ont un emploi, même mal rémunéré, ou pas d'emploi du tout. Aussi tous les dispositifs qui se limitent au versement de prestations accroissent-ils le risque d'exclusion durable. Je suis réservé vis-à-vis des politiques d'assistance, non parce que l'on donnerait beaucoup d'argent à des personnes qui ne feraient rien, mais parce que les laisser s'installer durablement dans ce type de situation, c'est l'aggraver. 

Quelles nouvelles catégories de pauvres voyez-vous apparaître?

Il y en a trois. D'abord, les moins de 25 ans, qui, pour la plupart, n'ont pas droit au RSA [revenu de solidarité active]. Ils vivent le plus souvent d'intérim. Ces cas, fréquents en région parisienne, où ces jeunes ont quitté leur famille ou la font vivre avec leur seul salaire, sont plus rares en province, car la désocialisation y est moindre. Ensuite, les familles monoparentales, avec le plus souvent des femmes à leur tête. Moins de 10% d'entre elles ont un emploi stable. Enfin, les hommes de plus de 50 ans, victimes d'un plan social. On les rencontre plutôt en province. Ils nous disent: "Ne me racontez pas d'histoires, c'est fini, je ne retrouverai rien." Quelquefois, ils se proposent comme bénévoles parce que tout à coup, à 52 ou 53 ans, ils n'ont plus rien à faire. A 35 ans, on peut encore apprendre à manier une machine à commande numérique. Pour les plus de 50 ans, un clavier est un monstre. 

Quel est le rôle de la crise dans cette aggravation?

L'augmentation régulière du chômage depuis trente-cinq ans s'est fortement accélérée, mais 70% de la population ont été épargnés. La crise a été moins ressentie en France que dans d'autres pays. Pourquoi? Parce que nous bénéficions d'un vrai socle social. La crise n'a pas empêché les enfants d'aller à l'école ni les gens de se soigner parce que ces services sont fondamentalement publics. A l'hôpital ou aux urgences, on ne vous demande pas votre carte bancaire. Le logement, en général, va moins mal qu'on ne le dit. Le Dalo [droit au logement opposable] fonctionne bien en province. Et les HLM n'expulsent pas ceux qui ne peuvent plus payer leur loyer. Notre modèle est donc clairement d'inspiration sociale-démocrate. Il a un coût et, pour cette raison, la France affiche un niveau de prélèvements obligatoires élevé, de l'ordre de 42%. Mais si l'on transférait ces activités au privé, tous ceux dont les revenus sont insuffisants n'accéderaient plus à l'éducation ou à la santé. Cela dit, pour redistribuer, il faut produire, et c'est un sacré enjeu pour lequel notre pays paraît mal armé. 

Pourtant, les gens ont l'impression que ce socle social se fissure...

Ils ont cette impression parce que, par exemple, les urgences dans les hôpitaux sont débordées. Et elles le sont car le médecin libéral ne vient plus à domicile. Même chose pour l'école. On dit que le niveau s'est déglingué. Cela n'est vrai qu'à certains endroits, ghettoïsés faute de mixité sociale. 

Pourquoi le RSA ne marche-t-il pas?

Il est trop compliqué, il n'y a pas suffisamment de gens capables d'écouter les personnes en difficulté, qui ne s'y retrouvent pas dans les papiers ou les comptes à fournir, trop compliqués pour eux. Autre explication: une bonne partie des revenus est au noir, et les gens ne veulent pas se faire repérer. Ou alors, ils redoutent de perdre un petit boulot, non déclaré mais stable, pour un job officiel leur donnant accès au RSA, et à seulement 150 euros de plus par mois. D'autres se font discrets par peur de payer des impôts. Alors qu'ils en sont très loin! 

Comment améliorer ces mécanismes de protection?

Actuellement, les minima sociaux ne tiennent pas vraiment compte de la situation réelle de chacun et sont même, dans certains cas, totalement insuffisants. Il faudrait s'inspirer de l'allocation personnalisée d'autonomie [APA], calculée en fonction de la localisation, du niveau de dépendance et de revenu. Il ne s'agit pas de créer de nouveaux droits, mais de les faire connaître aux intéressés et de simplifier leur gestion. Souvent les interlocuteurs varient quand on passe de la santé, à l'emploi ou à l'éducation. Notre pays est riche et doit dégager les moyens pour résorber la très grande pauvreté, qui ne concerne que 6 à 7 % de la population. 

Vous pointez donc la trop forte centralisation de la machine étatique française?

Oui, et elle est accentuée par l'hyperprésidentialisation, caractéristique de ce quinquennat. Traditionnellement, quand une mesure concerne plusieurs ministères, leurs représentants se réunissent à Matignon, sous l'autorité d'un conseiller du Premier ministre, pour que soit prise une décision interministérielle. On l'appelle "un bleu", de la couleur du document. Il s'impose alors à toute l'administration. Aujourd'hui, tout remonte à l'Elysée, dont les conseillers tranchent. Souvent, on saute l'étape des réunions interministérielles. Du coup, certaines décisions ne sont pas prises, ou, si elles le sont, restent sans conséquences pratiques. 

Un exemple concret?

L'hébergement d'urgence des personnes en grande difficulté. Il relève de plusieurs ministères et il n'y a pas de décisions interministérielles à Matignon. 

Comment lutter contre la ségrégation dans les quartiers difficiles?

Les liens sociaux y sont très faibles, les familles souvent désunies, l'habitat a vieilli. Il faudrait relancer les zones franches, mais en les implantant à l'extérieur des quartiers, et non à l'intérieur, comme cela a été le cas, pour permettre aux habitants de sortir de leur cité. Il faudrait aussi mettre l'accent sur la rénovation urbaine, en relogeant des familles et en favorisant l'arrivée de populations nouvelles. C'est un travail cage d'escalier par cage d'escalier, à mener avec une assistante sociale, comme nous l'avons fait à Nanterre. Je me souviens de deux familles qui posaient des problèmes, dont l'une de sept enfants qui vivait dans un trois-pièces. Ces deux familles ont été relogées dans un pavillon en centre-ville, et on a eu la tranquillité dans l'escalier. 

Ne faut-il pas agir aussi sur l'école?

Bien sûr, c'est même un point prioritaire. L'école est devenue un lieu de reproduction sociale dramatique. Pour introduire davantage de mixité, je n'ai pas d'autre réponse que le "busing" [des élèves sont acheminés en bus vers un établissement de bon niveau, hors de leur cité, mais souvent à proximité]. Si on ne change pas l'école, on aura beau rénover les logements, le problème restera entier. 

Devrait-on par ailleurs davantage tenir compte des différences culturelles?

Absolument! Je suis tout à fait favorable à l'approche multiculturaliste. La vie de tous les jours - son rythme, la manière dont on éduque les enfants, dont on aborde la santé, la culture - ne se bâtit pas sur un modèle unique. Au Secours catholique, nous accueillons les familles telles qu'elles sont, parce que, pour nous, accompagner les personnes, c'est aller avec elles là où elles veulent aller. C'est d'ailleurs abominablement compliqué: lorsque ces personnes vont dans le mur, il faut trouver le moyen de le leur faire comprendre par elles-mêmes! La diversité est un enjeu formidable dans la société française, qui est une société multiculturelle. Ce n'est pas une opinion, mais un constat. Société dans laquelle l'islamisme trouve de plus en plus sa place... Environ 15% de la population d'origine maghrébine est touchée par une islamisation de fond. C'est un pourcentage important, certes, mais moins élevé que certains pourraient le craindre. Dans certains quartiers, l'islamisme est un mode de domination. Comme l'Etat s'est largement retiré, que le Parti communiste a disparu, et que l'Eglise y est quasiment inexistante, les habitants d'origine musulmane se raccrochent aux islamistes parce qu'ils ont besoin de se sentir protégés. 

En favorisant le multiculturalisme, ne risque-t-on pas d'encourager ces enclaves?

Non, il s'agit de deux réalités différentes. Dans le cas de l'islamisme, je ne suis pas du tout certain que les populations qui suivent cette voie adhèrent aux valeurs des prédicateurs. L'islamisation résulte d'un abandon du terrain par les pouvoirs publics. L'Etat doit réinvestir ces territoires, montrer que l'autorité publique s'occupe de leurs habitants. Au Secours catholique, 50 % des personnes que nous recevons dans nos accueils de jour sont de confession musulmane. Je peux vous dire qu'on ne voit pas beaucoup d'islamistes parmi eux! Ce sont surtout des femmes qui se battent pour leurs gamins, ou des jeunes sans boussole. 

Vous venez de publier un livre sur l'immigration (1). Pour faire passer quel message?

Devant les préfectures de France, chaque matin, des immigrés font la queue pour obtenir des papiers. Notre devoir de chrétien est de tout faire pour que ces gens accèdent à des droits. Mais si, au bout de dix ans, ils n'ont rien obtenu alors que toutes les voies ont été explorées, notre responsabilité est de leur dire : "On ne peut plus vous aider, il vaudrait mieux rentrer chez vous plutôt que de continuer dans cette galère." Notre tâche n'est pas de les forcer à rentrer, mais de les soutenir dans cette démarche s'ils le veulent, et d'aider à leur accueil sur place.  

Et que pensez-vous de l'immigration choisie?

Je suis contre! N'oublions pas ces mots de Michel Rocard, auprès duquel j'ai longtemps travaillé. "On ne peut pas accueillir toute la misère du monde, mais on doit y prendre notre juste part." Malheureusement, ce débat sur "notre juste part" n'a pas eu lieu, on a opté pour l'immigration choisie. Résultat: au Sud-Soudan, par exemple, il n'y a plus de médecins! Ils sont en Europe. 

Vit-on une crise des valeurs?

Je ne parlerais pas d'une "crise", mais d'une moindre référence aux valeurs humaines et sociales, comme la solidarité ou la fraternité. Le "nous" tient de moins en moins de place par rapport au "je". Néanmoins, je suis frappé de l'écho grandissant rencontré par le thème de l'économie sociale et solidaire auprès des étudiants, notamment dans les écoles de commerce. La crise a permis de prendre conscience de l'importance des relations humaines car les gens qui s'en sortent bien sont ceux qui ont un réseau de connaissances et d'amis.  

La religion catholique laisse aujourd'hui beaucoup de Français indifférents. Qu'en dit le chrétien?

Nous sommes sortis d'une époque où l'attachement à l'Eglise était plus culturel que véritablement spirituel. Mais l'indifférence a tendance à diminuer. Dès lors que les catholiques s'intéressent aux problèmes de la société, ils retrouvent des gens qui adhèrent à ces valeurs, sans être pour autant cathos. Sur l'immigration, je dialogue avec le Gisti [Groupement d'information et de soutien des immigrés] et la Ligue des droits de l'homme. Je peux vous dire que ce n'était pas comme ça il y a vingt ans!  

(1) Immigration. Pourquoi les chrétiens ne peuvent pas se taire (éd. de l'Atelier).  

Lire l’interview a L’Express : http://www.lexpress.fr/actualite/societe/la-france-peut-resorber-la-tres-grande-pauvrete_982013.html