La Suisse : Lier la politique d’asile à l’aide au développement?

Deux requérants africains
arrivent au centre de
Chiasso. (Photo: Keystone)

Le 8 mars, le Conseil d'Etat de la Suisse discutera la liaison de la politique d'asile à l'aide au développement. Il y a quelques raisons de se demander si les changements exigés amèneraient le résultat escompté, ont écrit Peter Niggli et Nina Schneider, d’ Alliance Sud, point focal de Social Watch en Suisse

Lors de la session de printemps, le Conseil des Etats va traiter deux motions visant à lier l’aide au développement à la politique d’asile. Une motion de l’UDC exige d’arrêter l’aide au développement lorsque les autorités du pays récipiendaire ne se montrent pas « coopératives ». Une motion du parti libéral veut conditionner l’aide aux pays d’Afrique du Nord à la conclusion d’accords de réadmission. Le Conseil national a transmis les deux motions avant les élections de 2011.

Une conditionnalité stricte ne concernerait qu’une minorité de pays d’origine – pour la majorité d’autres critères s’appliquent. La Suisse poursuivrait donc une politique de double standard. En 2011, seuls 25.4% des requérants d’asile provenaient de pays récipiendaires de l’aide au développement à long terme (Sud et Est). A cela s’ajoutent les demandeurs d’asile des pays post-révolutionnaires d’Afrique du Nord avec un autre 13%.

En résumé, en 2011 la Suisse aurait pu utiliser l’aide au développement comme levier pour 38,4% de tous les demandeurs d’asile. Les pays d’origine des 61,6% restant ne reçoivent pas d’aide au développement ou seulement de l’aide humanitaire. Parmi ceux-ci figurent 14 des 20 principaux pays d’origine, à savoir l’Erythrée, le Nigéria, la Syrie, la Chine, la Somalie, l’Algérie, la Turquie, l’Iraq, le Maroc, le Sri Lanka, l’Iran, la Guinée, la Gambie et la Russie.

Une conditionnalité stricte ne pourrait même pas s’appliquer à tous les pays qui reçoivent de l’aide et la Suisse devrait adopter un double standard aussi vis-à-vis de ces derniers. La raison: dans certains de ces pays, la Suisse a des intérêts qui pèsent autant que celui de pouvoir renvoyer des demandeurs d’asile non reconnus. Cela vaut:

- Pour les membres de notre groupe de vote dans les Institutions de Bretton Woods. De ces pays sont venus 14,7% des demandes d’asile de tous les pays qui ont reçu des moyens de la coopération avec les pays de l’Est de la DDC/Seco – la plupart de la Serbie. Il est à peine imaginable que la Suisse garde ses sièges controversés au conseil d’administration si elle prend des mesures coercitives envers la Serbie ou d’autres membres du groupe.

- Pour les pays des Balkans. De ces pays sont venus 21,4% des demandes d’asile (sans la Serbie). Une raison fondamentale d’accorder de l’aide à des pays vivant dans la proximité immédiate de la Suisse consiste à stabiliser ces sociétés et donc diminuer les motifs d’asile. Le retrait de l’aide augmenterait précisément ce qu’il entend diminuer.

- Pour les pays de concentration Sud du Seco, y compris l’Egypte. De ceux-ci sont venus 4,6% des demandes d’asile. La Suisse a conclu avec ces pays des accords de libre-échange (Egypte, Afrique du Sud, Colombie, Pérou), ou s’apprête à le faire (Indonésie, Vietnam, éventuellement Ghana). Des politiques d’asile coercitives ne seraient pas favorables pour le maintien ou la conclusion de ces traités. L’Egypte a conditionné son accord à l’octroi de l’aide au développement (ce que la Suisse a accepté).

Une conditionnalité stricte peut être imposée si le gouvernement en question a un grand intérêt à des prestations en matière de coopération au développement. Et il ne l’a que s’il peut disposer lui-même d’une grande partie de l’argent. Mais habituellement la Suisse essaie de donner son aide plus près de la base. Cela s’est même renforcé puisque la Suisse a réduit son aide budgétaire aux gouvernements centraux.

Prenons le cas de la Tunisie: les Tunisiens ont présenté 29,7% des demandes d’asile de tous les récipiendaires d’aide. La plus grande partie de l’aide suisse (2012 : 24 millions) va directement aux autorités provinciales et locales et à des organisations privées. Cela ne servirait donc pas à grande chose de menacer le gouvernement tunisien de retirer de l’argent dont il ne peut de toute façon pas disposer. Surtout lorsque le même gouvernement attend la restitution des soixante millions de francs de l’ancien potentat, que la Suisse a gelés.

La conditionnalité envisagée pourrait donc être appliquée de façon d’autant plus stricte que le pays est insignifiant pour la Suisse du point de vue économique et politique. Ceci est valable, grosso modo, pour le groupe des pays prioritaires et les programmes spéciaux Sud de la DDC, dont sont issues ensemble 20.6% des demandes d’asile –plus de la moitié d’Afghanistan. Cela montre combien insatisfaisante et incohérente serait la politique étrangère migratoire de la Suisse si on essayait d’imposer aux pays, par des méthodes musclées, la reprise de leurs ressortissants déboutés.

Parmi les pays d’origine, trois sur cinq sont des poids lourds comme la Chine, la Turquie ou même l’Algérie, et le fait de ne pas recevoir d’aide ne les pénaliserait pas outre mesure. Rien ne pourrait donc être mis en œuvre contre eux. Pour une bonne partie des pays d’origine qui reçoivent de l’aide, des réadmissions par la contrainte mettraient en danger d’autres intérêts propres importants. La Suisse pourrait s’imposer fortement seulement vis à vis de pays comme l’Afghanistan, le Bénin ou la Tanzanie.

A cela s’ajoute le fait que seulement très peu de pays posent systématiquement  des problèmes lors de la réadmission de requérants déboutés: la Tunisie (en diminution depuis qu’il y a le nouveau gouvernement), la République démocratique du Congo, le Nigéria et l’Algérie. L’Algérie et le Nigéria ne dépendent absolument pas de la Suisse et ne peuvent pas être « punis » par le retrait de l’aide. La Suisse est active dans la région orientale du Congo par de l’aide humanitaire en faveur des déplacés internes et autres victimes de la guerre civile. Le gouvernement central du Congo n’est malheureusement pas assez sensible à leur cas pour qu’une interruption de cette aide fasse changer une chose qu’il ne veut pas. Il reste la Tunisie, un cas dont nous avons parlé ci-dessus.

De notre point de vue, seules des négociations permettront de trouver des solutions à la reprise de demandeurs d’asile déboutés qui soient satisfaisantes pour les deux parties. La coopération au développement peut servir ici comme un argument parmi d’autres, mais pas comme levier.

 

Reprenez vos requérants et on vous aidera!

«Nous avons de sérieux doutes, » répond Pepo Hofstetter, d’Alliance Sud, la communauté de travail des six grandes ONG suisses actives dans la coopération, interviewé par Marc-André Miserez, de swissinfo.ch. « En 2011, un quart seulement des requérants sont venus de pays auxquels la Suisse fournit une aide à long terme. Si on ajoute les 13% des pays postrévolutionnaires d’Afrique du Nord, que la Suisse aide également, il reste quand même 62% des requérants qui viennent de pays auxquels nous ne donnons rien».

Sur ces pays-là effectivement, la menace de couper l’aide sera sans effet. Mais les autres? Se laisseraient-ils ainsi plus facilement convaincre?

«Même pas totalement. La Suisse ne fournit pas tellement d’aide aux gouvernements centraux, mais essaye toujours de la donner au plus près de la base, aux autorités locales et aux ONG. A quoi cela sert de dire à un gouvernement qu’on va lui retirer de l’argent dont il ne peut de toute façon déjà pas disposer?», répond Pepo Hofstetter.

Qui tient à ajouter que pour Alliance Sud, «la coopération internationale ne devrait pas être instrumentalisée pour d’autres buts. Si on la coupe, ce sont les plus pauvres qui en souffrent, pas les élites politiques.»

Les pays qui reçoivent de l’aide de la Suisse ne sont donc généralement pas ceux qui lui «fournissent» des candidats à l’asile. Et ces pays de provenance des requérants ne sont généralement pas non plus ceux avec lesquels la Suisse a des accords de réadmission.

Depuis la Croatie en 1993, Berne a passé de tels accords avec 44 Etats. Soit 36 ex-républiques soviétiques, pays de l’ancien bloc de l’Est, de l’ex-Yougoslavie et d’Europe occidentale, six pays asiatiques (Afghanistan, Hong-Kong, Macao, Philippines, Sri Lanka, Vietnam) et deux pays arabes, (Algérie et Liban).

 

Le cas de l’Afrique

Si les Balkans et le Sri Lanka, d’où sont venus tant de requérants à la fin du siècle dernier figurent dans la liste, l’Afrique noire en est singulièrement absente. La Suisse a bien passé trois conventions avec la République démocratique du Congo, la Guinée-Conakry et le Sierra Leone, qui fixent les grandes lignes des procédures d'identification et de retour, mais leur portée est limitée dans le temps, jusqu'à la conclusion hypothétique d'un accord de réadmission à part entière.

Avec le Nigéria, la Suisse teste depuis une année un nouveau type d’accord: le partenariat migratoire. C’est que les Nigérians ont été presque 4000 à débarquer en Suisse ces deux dernières années, pratiquement sans aucune chance de pouvoir rester. En 2010, deux d’entre eux seulement ont obtenu l’asile!

 «Ce sont surtout le Nigéria, l’Algérie et la République démocratique du Congo qui posent systématiquement des problèmes, » a dit Hofstetter. « Au Congo, la Suisse fournit de l’aide humanitaire dans la région des Grands Lacs, mais hélas, le gouvernement de Kinshasa n’est pas assez sensible au drame qui se joue dans cette région pour qu’une interruption de cette aide ait un quelconque effet».

Sans oublier que Nigéria, Algérie et Congo sont tous liés avec la Suisse, qui par un partenariat, qui par une convention, qui par un accord. Ce qui montre bien qu’une signature ne résout pas tous les problèmes…

Source
Alliance Sud : http://bit.ly/yr94O8
Suissinfo.ch: http://bit.ly/wLNWkw