N’oublier personne : l’ordre du jour des Nations unies doit respecter la nature et écouter les peuples

« La pire des choses quand on vit dans l’extrême pauvreté, c’est le mépris : on vous traite comme des gens sans valeur, on vous regarde avec dégoût et crainte, et on vous traite même comme des ennemis. »

« On expérimente la violence de la discrimination, de ne pas exister, de ne pas faire partie du même monde, de ne pas être traité comme les autres êtres humains. » [1]

La pauvreté est associée tant et plus à la violence à l’encontre de ceux qui en souffrent. La pauvreté est fréquemment une conséquence des violations des droits de l’homme mais elle en est également le symptôme. La première citation est d’une personne vivant dans la pauvreté au Pérou, la deuxième d’une personne en France. Les sentiments exprimés sont essentiellement les mêmes, même lorsque les pays dans lesquels vivent ces personnes peuvent être classés officiellement dans des catégories très différentes en fonction de critères économiques.

N’oublier personne signifie que tout projet démarré et tout cadre politique mis en place doivent se faire avec la pleine participation des personnes qui vivent dans la pauvreté extrême, qui savent ce que signifie vivre dans la pauvreté, y survivre et la surmonter.

Les Nations Unies ont toujours incarné les espoirs des personnes vivant dans la pauvreté, l’exploitation et l’oppression. L’ONU a été fondée sur l’idée de libérer les peuples de la crainte et de la pénurie. En 2000 la Déclaration du Millénaire réaffirmait la dignité inhérente de tous les êtres humains et se donnait pour mission de réaliser cette dignité.

Le monde dispose de suffisamment de ressources pour remplir ces promesses. Au cours des vingt dernières années, le commerce international s’est multiplié par cinq et le revenu mondial a plus que doublé, atteignant en moyenne, aujourd’hui, plus de 30 dollars par jour pour chacune des sept milliards de personnes qui peuplent la planète.

Cette richesse est plus que suffisante pour assurer à tous de mener une vie digne, mais elle est distribuée de manière très inéquitable. Tant dans les pays en développement que dans les pays développés, la part du gâteau économique croissant qui revient aux travailleurs a diminué. Aujourd’hui, de nombreuses personnes ayant un emploi ne gagnent pas assez pour s’extraire, ainsi que leur famille, de la pauvreté. Avant 2008, les avancées réalisées sur des indicateurs sociaux clé tels que la mortalité infantile et maternelle ou la scolarisation dans l’enseignement primaire avaient commencé à ralentir, en dépit de la prospérité économique. Elles risquent désormais de régresser. Au cours des cinq dernières années, « l’austérité » est devenue le nouveau credo économique. Aussi, dans de trop nombreux pays, les gouvernements et les institutions internationales ont-ils répondu à la crise économique et financière mondiale, qui s’était déjà traduite par des millions de chômeurs de plus dans le monde, par des coupes drastiques dans les systèmes de protection sociale et les services publics essentiels.

Dans le même temps, les modèles de consommation et de production irresponsables ont dépassé la capacité de la nature à se régénérer. Tant les catastrophes météorologiques provoquées par les changements climatiques que la crise financière affectent davantage les pauvres que les riches. Les inégalités exacerbent d’autres injustices, perturbent les sociétés, sapent la confiance des peuples en leurs pouvoir publics et rendent l’économie inefficace.

Aucun pays ne peut faire face à lui seul à ces menaces simultanées posées par les catastrophes climatiques, les sociétés ravagées par la pauvreté et les inégalités ainsi que par l’incapacité de l’économie à générer des emplois, en particulier pour les jeunes générations. Il est par conséquent nécessaire de trouver de nouvelles solutions aux problèmes anciens et nouveaux. Les Nations Unies ont entamé les discussions avec les gouvernements, au sein des diverses organisations internationales et entre elles, en vue de tenter de forger un nouveau consensus.

La concentration de la richesse entre quelques mains seulement est, en soi, une partie du problème, comme le reconnaît désormais même le Fonds monétaire international (FMI) : « Des travaux récents ont montré que des périodes prolongées où la production augmente régulièrement vont de pair avec une distribution plus égale du revenu. En d’autres termes, il est plus probable que des sociétés plus égales réalisent une croissance durable. » [2] Nous craignons, comme nous en avons été témoins dans trop de pays déjà, que l’argent fasse entendre sa voix plus fort que les centaines d’organisations parlant au nom de ceux qui vivent dans la pauvreté.

Certains mots clé semblent avoir acquis de nouvelles significations. Par exemple, l’on utilise le terme « partenariat » essentiellement pour décrire des associations entre les gouvernements et de grandes entreprises, et l’expression « environnement habilitant », qui signifiait autrefois une économie internationale susceptible de soutenir les efforts de développement des pays pauvres, est utilisée aujourd’hui pour promouvoir une règlementation propice aux entreprises.

Dans l’Île Maurice, une femme finissant une formation professionnelle nous a dit que « Démarrer une petite entreprise est impossible. Les aides gouvernementales n’atteignent pas les plus pauvres. » L’environnement habilitant pour cette femme n’est pas le même que celui dont bénéficie une entreprise transnationale. Alors que nous savons parfaitement que les petites et moyennes entreprises créent des emplois, il apparaît clairement qu’en l’absence de syndicats forts et d’un système fiscal juste et progressif, les prérogatives illimitées des entreprises mènent à une croissance économique qui ne s’accompagne pas de réduction de la pauvreté.

L’origine et la composition de nos trois organisations sont très différentes. ATD Quart Monde travaille auprès de personnes qui vivent dans la pauvreté et apporte une contribution unique en créant les conditions nécessaires pour que ces personnes et les décideurs politiques puissent dialoguer et innover ensemble. La CSI est une confédération mondiale de syndicats nationaux qui représente 175 millions de travailleurs dans 155 pays. Social Watch est un réseau de coalitions nationales d’organisations de la société civile qui font un suivi de la manière dont les gouvernements respectent leurs engagements internationaux en matière d’éradication de la pauvreté et de justice sociale et de genre.

Et pourtant, à partir de nos expériences respectives nous sommes parvenus à des conclusions communes au sujet de certaines composantes fondamentales d’un nouvel ordre du jour des Nations Unies en matière de développement.

Nous souscrivons aux nombreuses résolutions des Nations Unies déclarant que la pauvreté est multidimensionnelle et ne saurait être comprise ou mesurée uniquement en fonction des revenus. La pauvreté ne doit pas être réduite statistiquement en se contentant d’abaisser la barre. Le seuil de pauvreté de 1,25 dollar par jour est complètement inapproprié, car il laisse entendre qu’il n’existe pas de pauvreté dans les sociétés économiquement avancées d’Europe ou d’Amérique du Nord, ce qui n’est de toute évidence pas vrai. D’autre part, l’existence de la pauvreté dans des pays riches ne doit pas servir de prétexte à ces pays pour ignorer leurs engagements internationaux à soutenir le développement de diverses manières, y compris en atteignant les objectifs promis d’APD.

Les droits de l’homme sont un des piliers des Nations Unies, et tout ordre du jour en matière de développement doit être ancré dans les obligations juridiquement contraignantes en matière de droits de l’homme envers lesquelles les gouvernements se sont engagés. Le droit au développement doit être fondé sur les droits sociaux, économiques et culturels, sur les droits des femmes, sur le droit au travail et sur les droits dans le lieu de travail. Ils sont tous inaliénables et indivisibles, et personne ne doit être placé dans une position où il faudrait choisir l’un ou l’autre de ces droits.

Aucun cadre ne saurait prétendre être basé sur les droits de l’homme s’il ne prévoit pas un suivi efficace ainsi que des mécanismes de plaintes et de réparations en cas de violations. Les Principes directeurs sur l’extrême pauvreté et les droits de l’homme, adoptés par le Conseil des droits de l’homme et dont l’Assemblée générale de l’ONU a pris note avec appréciation en 2012, énoncent clairement les obligations des entreprises en matière de droits de l’homme, ainsi que le devoir incombant aux gouvernements de surveiller les répercussions extraterritoriales de leurs politiques et des activités de leurs groupes industriels et financiers. En outre les pays ne doivent pas abuser de leur statut de bailleurs de fonds ou de créditeurs en vue de poser des conditions ou d’imposer des politiques entraînant des violations des droits de l’homme ou une régression pourtant évitable de l’exercice des droits économiques, sociaux et culturels. Lorsque des accords commerciaux ou d’investissement entrent en conflit avec les droits de l’homme, ils devraient être abrogés.

Assurer le plein emploi et le travail décent pour tous, ainsi qu’un socle universel de protection sociale, voilà qui serait un mécanisme efficace d’éradication de la pauvreté, de réduction des inégalités – dont l’inégalité de genre – et de promotion d’une économie véritablement durable. Il faut également, dans le même temps, s’assurer que les personnes vulnérables vivent dans la dignité et que chacun puisse accéder aux services sociaux.

Les limites de notre planète doivent être respectées, et le fardeau de l’ajustement partagé équitablement par tous, en tenant compte de la contribution de chacun à la création du problème (principe du « pollueur payeur ») et de la responsabilité commune mais différenciée de tous les pays.

La citation suivante d’un participant brésilien évaluant les situations de pauvreté sont une leçon pour nous tous, y compris pour les Nations Unies : « Si vous vous battez pour le même objectif, alors qu’est-ce qui se passe ? Vous utilisez votre sagesse et les autres vont utiliser la leur. Parce que votre savoir est votre savoir. Chacun apprend de l’autre, l’un aidant l’autre. »

Si nous voulons concevoir à l’avenir un cadre pertinent pour le développement mondial, nous devons écouter et apprendre, en vue de nous assurer de n’oublier personne et d’appliquer les valeurs humaines fondamentales que sont la dignité et la solidarité.

En conséquence, nos trois organisation s’engagent à œuvrer en faveur de l’ordre du jour mondial en matière de développement, d’ici 2015 et au-delà,
- afin de nous assurer que personne ne soit oublié et de mettre en œuvre les Principes directeurs des Nations Unies sur la pauvreté extrême et les droits de l’homme tels qu’adoptés par le Conseil des droits de l’homme de l’ONU ;
- afin de rendre prioritaire la promotion d’un cadre international de droits humains comme fondement du développement ;
- afin de soutenir le plein emploi et le travail décent pour tous, y compris la mise en œuvre de socles nationaux de protection sociale dans tous les pays, et de plaider pour un mécanisme international de financement qui soutiennent leur établissement lorsque les ressources disponibles ne sont pas suffisantes.

Nous nous engageons à renforcer la conception, le suivi et la mise en œuvre de mécanismes d’exécution qui incluent la participation des syndicats, de la société civile et de ceux qui vivent dans la pauvreté extrême.

Déclaration de la CSI, de Social Watch et d’ATD Quart Monde.

Notes

[1] Commentaires de participants aux séminaires tenus avec des militants de base et des personnes vivant dans la pauvreté, cités dans Brendan Coyne, Xavier Godinot, Quyen Tran et Thierry Viard, « Vers un développement durable qui n’oublie personne », Document de travail, ATD Quart Monde, juin 2013.

[2] Discours de la directrice générale du FMI, Christine Lagarde, le 15 mai 2013, consultable sur www.imf.org