L'après 2015 et FdD3 : Démarrage des débats et apparition de lignes de démarcation politiques

L’année 2015 est une année cruciale. Le programme de développement durable pour l'après 2015 en cours d'élaboration, est fondé sur la réalité selon laquelle le modèle actuel ne fonctionne pas, compte tenu de l'aggravation des inégalités et d'avoir pousser à l'extrême les éléments essentiels à la survie de notre planète. Les pays, les peuples, ainsi que la planète de laquelle nous dépendons, méritent un autre modèle, de meilleure qualité et qui soit inclusif et durable.

L’impératif d’un changement urgent marque les négociations autour de deux axes qui se déroulent actuellement aux Nations Unies, jusqu'au mois de septembre. Le premier de ses axes  concerne le programme de développement durable pour l'après 2015 ; le second se concentre sur le financement du développement, un processus indépendant qui a été enclenché lors de la Conférence de Monterrey en 2002. Bien que les deux négociations se tiennent de manière séparée, leurs thèmes sont profondément liés et le succès de tout nouveau modèle dépend des résultats des deux. Les enjeux politiques sont importants, mais les occasions également, étant peut-être de celles qui ne se présentent qu'une fois par génération, afin de pouvoir opérer une véritable transformation.

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L'après 2015 : Bilan de situation

Après plus d'un an consacré à la collecte d'un large éventail de données diverses, l'équipe de négociation pour l'après 2015 s'est réunie du 19 au 21 janvier, pour débattre du format définitif du programme de développement pour les 15 prochaines années, qui  doit faire l’objet d’un accord lors du sommet de l'ONU qui doit se tenir à New York du 25 au 27 septembre. Les délégués ont présenté les grandes lignes de la structure à quatre section du document final du sommet : une déclaration, les Objectifs de développement durable (ODD) et ses cibles, les moyens de mise en œuvre, le partenariat mondial pour le développement, ainsi que le suivi et l'examen. Lors des séances suivantes (voir le calendrier) tous ces points seront débattus, avec un accent particulier sur la déclaration et l'examen. Il y aura également des discussions sur les indicateurs des ODD, dont les cibles elles-mêmes ont essentiellement fait l’objet d’un accord. Des séances conjointes avec les négociateurs pour le financement du développement fourniront le cadre de la section concernant les moyens de mise en œuvre et le partenariat mondial. Un document résumant les principaux éléments de discussion sur l'après-2015  sera mis à disposition avant les réunions, qui se tiendront du 17 au 20 février.

Les discussions du mois de janvier ont permis de dégager quelques-unes des nouvelles dimensions de l’agenda post-2015. Les délégués ont convenu que le programme devait concerner tous les pays et pas seulement ceux considérés comme « en développement ». Cette position reconnaît qu'aucun pays au monde n'est développé de façon durable. Cependant, des lignes de démarcation politiques sont déjà apparues à propos du sens du terme « universel ». Pour les pays riches il s’agit surtout de « ne négliger personne ». Mais, peut-on se demander, par rapport à quoi, si le modèle de développement actuel n'est pas durable ? Tout d'abord, que signifie donner de l'argent aux pauvres pour les aider, d'une certaine façon, a entrer en économie de marché, sans remettre en question les politiques économiques et commerciales qui, en premier lieu, ne leur permettent pas de sortir de la pauvreté ? L'universalité peut tout simplement être comprise comme : « chaque pays est impliqué et est responsable de lui-même ». Mais, étant donné les énormes inégalités existantes dans le monde, exacerbées par l'interconnexion mondiale, aucun intérêt national ne peut être promu en dehors du cadre de la coopération internationale. En outre, si l'idée est d'atteindre certains objectifs au plan universel, et que certains pays sont loin derrière, il est clair que ceux qui sont bien en avance ont pour responsabilité première de corriger les inégalités.

Il y a également d'importantes divisions politiques qui se manifestent autour de la notion de partenariat mondial. La plupart des pays en développement considèrent le partenariat mondial comme une interaction entre États, parce que ceux-ci sont responsables de la protection des droits, de lever des impôts permettant de payer les services publics, etc. Les pays riches soutiennent le concept de partenariat multipartite, impliquant toutes les parties prenantes qui peuvent théoriquement apporter une contribution (surtout financière) à la mise en œuvre d’un programme de développement durable. Au premier abord, ceci peut paraître une bonne idée, mais quelles en sont les implications ? Est-ce que cela dilue les responsabilités des États ? Qui prend les décisions, qui en bénéficie vraiment et quelles sont les chaines de responsabilité ? Si le rôle de l'État est réduit, qui, de manière réaliste, possède les ressources, la légitimité et les motivations pour lutter contre les inégalités et l'épuisement des ressources ? Il ne faut pas oublier que les parties prenantes que les pays riches mettent en avant, notamment les grandes entreprises, sont les principaux promoteurs et bénéficiaires des modes de développement inéquitables et insoutenables...

FdD3 : Considérer les éléments

La troisième Conférence sur le financement du développement se tiendra du 13 au 16 juillet à Addis-Abeba, en Éthiopie. Auparavant, du 28 au 30 janvier, les négociateurs ont discuté le contenu d’un document résumant les principaux éléments à considérer comme base pour un futur accord. Un certain nombre de questions méritent une attention particulière :

Fiscalité : à la fois globale et locale

La mobilisation des ressources nationales est essentielle pour le financement du développement durable. Jusqu'à présent, l'accent a été mis sur la fiscalité, bien que les recettes non fiscales (telles que provenant des licences et autres droits) peuvent être importantes dans certains cas, en particulier pour certaines localités. Pour ce qui concerne les impôts, le « document des éléments » note que de nombreux pays en développement sont confrontés à un manque de capacités pour pouvoir assurer la collecte des impôts. Cependant, les enjeux sont encore plus complexes, tant au niveau mondial que national. L'absence d'une réglementation internationale cohérente permet la circulation de grosses sommes d'argent, sans qu’il y ait une contribution réelle aux trésors publics. En outre, les déséquilibres actuels de l'économie mondiale signifient que de nombreux pays ne peuvent développer leur propre dynamique, qui leur permettrait de réduire la taille des secteurs informels non imposables et fournir des emplois décents pour que la plupart des gens puissent payer des impôts. L'espace politique national restreint ne permet souvent pas de questionner les déclarations du genre « l'imposition est mauvaise pour la croissance » et « les allégements fiscaux favorisent les affaires », en dépit de nombreuses preuves du contraire. Alors que les impôts et taxes ont des effets redistributifs et peuvent être utilisés d'une manière socialement juste, en faisant en sorte que ceux qui gagnent plus assument la responsabilité de payer plus. Pourtant, souvent la politique fiscale, ou son absence, suit les diktats des puissants et contribue à perpétuer un développement inégal et non viable. Est-ce que le FdD3 pourra discuter de manière sérieuse de ces responsabilités et considérer la mobilisation des ressources nationales comme étant au « cœur du financement du développement durable », sans aborder ces questions. 

Consommation et production : essayons  d’opérationnaliser 

Changer les modes de consommation et de production est essentiel pour le développement durable, mais ce problème est demeuré plutôt abstrait. Nous réalisons bien qu'il y a un problème à résoudre, mais que pouvons-nous faire dans la pratique ? Qu'est-ce que signifie changer, délibérément, les modes de consommation et de production par rapport à chaque  élément du FdD : ressources nationales, fonds privés, commerce, dette, etc. ? Il faut pour cela appliquer le principe de la responsabilité commune mais différenciée, tout en gardant à l'esprit les importants déséquilibres actuels entre consommation et production dans le cas de pays à différents stades de développement. Les règles commerciales, par exemple, devraient favoriser explicitement un pays qui consomme et produit peu par rapport à un pays qui consomme et produit d'une manière qui n'est pas soutenable et qui nuit au climat. Il y a aussi la question de comment mesurer la consommation et la production, étant donné la multiplicité des modes ? Un pays peut produire beaucoup, mais expédier la plupart de sa production à l'étranger et ne consommer que peu localement, avec des bénéfices partiels pour son économie nationale. Dans ce cas, comment concevoir les indicateurs ? Le travail sur la pauvreté multidimensionnelle, qui essaie de mesurer la complexité de la pauvreté au-delà du niveau le plus élémentaire des revenus, pourrait aider dans ce sens.

Le secteur privé : montrez-nous les faits

Le débat au FdD3 est déjà animé pour ce qui concerne la notion de rôle plus étendu du secteur privé. Une question fondamentale mérite attention : comment faire pour que le secteur privé puisse contribuer financièrement au développement durable ? Une possibilité serait l’utilisation de partenariats public-privé, mais même des organisations comme l'OCDE et la Banque mondiale en ont mis en question les bénéfices. Il existe de nombreux cas avérés où le partenaire public doit payer la facture, lorsque les avantages promis pour le partenaire privé ne se concrétisent pas. Une autre option pourrait être l’utilisation d’obligations municipales, bien que celles-ci ne soient pas organisées autour des principes du développement durable, et peuvent impliquer des garanties publiques et des risques supplémentaires, sans mentionner qu'elles sont encore à un stade de développement très limité dans la plupart des pays. Il y a également les philanthropes, bien intentionnés sans doute, mais on peut se demander auprès de qui sont-ils responsables ? Ceci est vrai surtout pour ceux qui opèrent à l'échelle mondiale et sont plus intéressés à vérifier leurs propres théories que par les communautés qu’ils essaient « d'aider ». Finalement, on parle souvent d’environnement propice au déclenchement  d'activités productives du secteur privé, mais qu’est ce que cela signifie vraiment ? Propice pour qui, si par exemple une personne peut créer une entreprise mais qu’à une autre il est interdit d’adhérer à un syndicat ? Combien d'emplois sont créés et combien peuvent être considérés comme décents ? Jusqu’à quel point un environnement national peut-il-être propice quand les pratiques commerciales globales aboutissent à la désindustrialisation nationale et à la relégation à des positions parmi les plus basses dans les chaînes de valeur mondiales ? Si le secteur privé doit être considéré comme une source importante de financement du développement durable et inclusif, quelle est la preuve de ses contributions à ce jour, et quels sont les indicateurs qui permettraient de le mesurer, allant de l’avant ?

Trop d'espace politique

Les délégués au FdD3 ont fait de nombreuses références à l'espace politique, notamment ceux des pays qui n'en ont pas assez. Ils sont confrontés à un dilemme : d'une part, il leur faut assumer la responsabilité de poursuivre et assumer les coûts d'un modèle de développement durable, et d'autre part répondre aux exigences d'un modèle économique international qui s’avère inéquitable et non durable. Les pays riches aiment à penser que leur responsabilité consiste essentiellement à fournir des aides publiques au développement (APD), et non pas à corriger les déséquilibres des flux commerciaux, d'investissement et financiers. Les mesures proposées pour répondre à certaines des conséquences imprévues et néfastes du modèle économique mondial actuel, appelées de façon optimiste « retombées », n'incluent aucune mesure permettant de combler les lacunes inhérentes à un modèle qui permet aux puissants de bénéficier d’avantages énormes. Est-ce que les pays riches ont en quelque sorte trop d'espace politique et bénéfice d’une trop grande liberté d'action, qui leur permet d’opérer uniquement dans leur propre intérêt ? Comment faudrait-il évaluer et mesurer l'espace politique ? Si l'espace politique de certains pays empiète sur celui des autres et compromet la durabilité et l'inclusion, alors, logiquement, le programme de développement durable devra impliquer un rééquilibrage. Comment aboutir à cet objectif ?

Quelques bonnes idées...

Jusqu'ici, le document d'éléments FdD3 a été relativement général et orienté vers le consensus, anticipant les nombreux compromis qui seront faits. Le document comprend une annexe avec quelques idées qui visent à élever le niveau. Voici quelques exemples : s'entendre sur une définition officielle des flux financiers illicites, et rendre obligatoires des estimations officielles impartiales ; tenir compte des ODD dans l'établissement ou la mise à jour des normes et des conventions fiscales internationales ; se mettre d’accord sur des planchers fiscaux minimums internationaux (ou régionaux) pour les entreprises, et sur une assiette de l'impôt commune consolidée des entreprises ; s'engager en faveur de la réalisation d’une étude d'impact sur les droits de l'homme pour tous les accords commerciaux et d'investissement ; élaborer des normes obligatoires en matière d’environnement et de droits sociaux et humains pour tous les accords d'investissement ; préserver le droit de pouvoir légiférer en matière de santé, environ-nement, sécurité, stabilité financière, etc. ; et poursuivre les discussions existantes pour un cadre multilatéral pour la restructuration de la dette souveraine.

Quel forum ?

Il est déjà clair pour le FdD3 que les délégués vont contester l’origine des décisions de financement concernant diverses questions, y compris l'APD, le commerce, la restructuration de la dette et la taxation. Les pays en développement veulent que les décisions soient prises à l'ONU, un forum multilatéral où ils ont plus voix au chapitre, et qui également doit respecter des normes internationales et des critères de développement durable, y compris les droits de l'homme. Les pays riches plaident plutôt en faveur d‘organisations comme le FMI et l'OCDE, en mettant l'accent sur leurs réservoirs d'expertise technique. L'OCDE est même allé jusqu'à qualifier ses statistiques comme bien public mondial, une appellation habituellement réservée à d’autres questions, comme celles liées au climat et à la paix, et ce, malgré les doutes concernant le retraçage de l'APD fournies par l'OCDE. Le FMI et l'OCDE ne sont pas tenus de prendre en compte les droits de l'homme et le développement durable, et si les décisions importantes liées au financement du développement étaient leurs prérogatives uniques, le processus de suivi et d'examen de l'ensemble des FdD3 s’en trouverait considérablement handicapé. Qu'advient-il lorsque de grands groupes de pays ne peuvent participer aux décisions clés relatives à la santé de leurs économies et de leurs sociétés ? Une représentante d'un pays à revenu intermédiaire a décrit de façon très émouvante comment le retrait soudain de l'APD, sur la base de paramètres des donateurs, a signifié une aggravation de la pauvreté dans son pays.

Qu'est-ce qui n'est pas à l’ordre du jour ?

Le document d'éléments du FdD3 fait référence à plusieurs accords précédents : le Consensus de Monterrey et la Déclaration de Doha, et Rio + 20. Qu'est-ce qui manque ? Pour commencer il faut mentionner  la Conférence de 2009 des Nations Unies sur la crise financière et économique mondiale et son incidence sur le développement. Elle a abordé la façon d'inclure la durabilité dans l'ordre économique et financier international, sur la base du rapport de la Commission Stiglitz, rédigé par les plus grands experts mondiaux, à la demande du Président de l'Assemblée générale de l'ONU. Ce rapport décrit une économie mondiale « brisée » et une « absence presque totale de responsabilité politique », et propose un certain nombre de réformes essentielles. Lors des réunions informelles FdD3, de nombreux délégués ont fait remarquer que leurs pays ne s'étaient pas remis de la crise de 2008, mais deux ou trois seulement ont mentionné une conférence portant sur des problèmes qui jusqu’à ce qu’il soit résolus, continueront de compromettre sérieusement les perspectives d'inclusion et de durabilité, et ainsi tout espoir d'un programme de transformation pour l'après 2015.

Expliciter un terme…

Le document d'éléments FdD3 inclut une référence au problème des flux financiers illicites. Tout le monde serait d'accord pour bannir l'évasion fiscale, les revenus en provenance d'activités criminelles et la corruption publique.

Cependant, certains des flux financiers les plus dommageables ne sont pas considérés comme illégaux, au moins juridiquement. Un récent rapport d'Eurodad montre que l'économie mondiale actuelle est structurée de sorte que les pays en développement perdent en moyenne deux dollars pour chaque dollar gagné. Les plus grandes pertes concernent les flux financiers illicites : 634 milliards de dollars en 2011, et les secondes, les bénéfices réalisés par les investisseurs étrangers : 486 milliards de dollars en 2012 ; tandis que les troisièmes ont trait à l'argent que les pays en développement paient aux pays riches : 276 milliards de dollars en 2012. Il faut compter en outre le paiement des intérêts sur la dette extérieure, qui a atteint 188 milliards en 2012. Les investissements directs étrangers, l'aide, les investissements de portefeuille, les dons de charité et les envois de fonds des travailleurs migrants, tous considérés comme des sources importantes de financement, représentent au total moins que ces pertes.

Par ailleurs, si l’on croit que le terme « illicite » désigne principalement des activités de trafiquants de drogue qui dissimulent leurs profits, il faut se détromper. En effet, selon l'Africa Progress Panel, les facturations frauduleuses représentent environ 80 pour cent des flux illicites dans le monde. C'est-à-dire que des entreprises soi-disant légitimes utilisent une procédure bureaucratique commune, en falsifiant des déclarations d’import-export, pour éviter de payer des impôts.

En définitive, si nous considérons la définition strictement juridique et étant donné que le but est le développement durable, qu'est-ce qui est vraiment illégal ? Le document d'éléments est peu ambitieux dans sa section sur les problèmes systémiques, en soulignant que les règles et normes internationales ne sont pas toujours en conformité avec les objectifs du développement durable. Et ils ne seront jamais tant que les puissants manipulent le système à leur avantage, et que le flux des ressources continue sans équivoque à être canalisé vers ceux qui ont déjà plus que leur juste part.

Que va-t-il se passer par la suite?

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Par Barbara Adams, Gretchen Luchsinger

Source  : Global Policy Watch, Briefing #1.