ATD Quart Monde: « La misère est violence ; rompre le silence »

« La misère est violence. Aux côtés de la violence des privations se tient une autre violence, tout aussi extrême, celle liée à l’humiliation, au mépris, celle qui nie l’humanité de la personne, ‘Comme si pour eux on n'était pas des êtres humains.’ C’est une violence qui entraîne toutes les autres, une succession de non respect, d’humiliations, de discriminations, d'insultes, de dénis des droits fondamentaux allant jusqu'à recevoir physiquement des coups à l’école, au travail, dans la rue », selon le rapport final de la recherche action menée de 2009 à 2012 par le Mouvement international ATD Quart Monde.

Pendant trois années, l’ATD Quart Monde a mené une action d’élaboration de connaissance sur « misère, violence et paix » qui a associé plus de mille personnes à travers le monde. Cinq séminaires régionaux ont permis de dégager petit à petit des thématiques en fonction des réalités locales et des points communs.

Un colloque international pour croiser ces travaux de connaissance avec des représentants du monde universitaire, de l’action et des institutions internationales a été organisé en janvier 2012 à Pierrelaye/France. Une journée publique à la maison de l’Unesco à Paris a présenté les travaux à un public plus large. Les conclusions de cette recherche action ont été rédigées par un groupe représentatif des participants à ce colloqu

« Non seulement je n'avais rien, mais j'étais réduit à rien », a résumé un des pauvres interviewé. « Les personnes sont rabaissées, enfermées dans des catégories stigmatisantes, nommées par des noms indignes, voire des sigles. uotidienne et insupportable pour celui ou celle qui la subit, cette violence est soit invisible, soit considérée comme normale et banalisée par ceux qui la commettent ou qui en sont témoins sans réagir », affirme l’étude.

Le Mouvement ATD Quart Monde lutte pour les droits de l’homme, avec l’objectif de garantir l’accès des plus pauvres à l’exercice de leurs droits et d’avancer vers l’éradication de l’extrême pauvreté. Il développe des projets sur le terrain avec des personnes qui vivent en situation de pauvreté ; il travaille pour sensibiliser l’opinion des citoyens et obtenir des changements politiques ; il promeut le dialogue et la coopération ente les différents acteurs sociaux.
Dans toutes ses actions, deux principes majeurs sont mis en œuvre  :

Penser et agir avec les personnes en situation de grande pauvreté, ce qui permet d’établir ensemble les conditions d’une véritable participation.
Ne laisser personne de côté.

Le Mouvement ATD Quart Monde est une ONG sans affiliation ni religieuse ni politique. Il a été fondé en 1957 par Joseph Wresinski et actuellement agit dans une trentaine de pays en Afrique, en Amérique du Nord et du Sud, dans l’Océan Indien, en Asie et en Europe.

Ci-après les principales conclusions du rapport final de recherche presenté par ATD Quart Monde, avec les réponses données par les personnes interrogées sur le terrain (en italique).

« C'est ce qui te tue, t'enlève jusqu'à l'envie de vivre »

« J'aimerais vivre bien, comme tout le monde, mais la vie est tellement difficile que vous êtes obligé de vivre autrement que vous le souhaitez. »

« Ils te regardent avec dégoût, jusqu'à te traiter comme un ennemi. »

« Quand des personnes nous manquent de respect en nous désignant par des mots tels que "cas social", "mauvaise mère", "incapable", "bon à rien", cela témoigne d'un jugement, d'une méconnaissance, et nous ressentons la violence d'être discriminé, inexistant, de ne pas faire partie du même monde, de ne pas être traité comme les autres humains. Ces violences quotidiennes sont des maltraitances. »

« La conséquence de l'extrême violence est toujours de réduire au silence celles et ceux qui en sont les victimes. L’indifférence et le mépris auxquels sont soumis les plus pauvres sont si violents que les personnes concernées en arrivent travers des yeux des autres, inutiles, incapables, ne comptant pour rien, voire réduites à des " à jeter ". »

« La misère détruit notre humanité commune, elle crée des barrières qui rendent la communication impossible. Il y a une double violence : celle de la misère d’une part et, d’autre part, celle de l’incompréhension devant la réaction des personnes qui la subissent. Leurs pleurs, leurs cris sont considérés comme une manipulation ; leur colère et leur désaccord sont ressentis comme agression, et même leur silence est mal jugé. »

« Ne plus se sentir appartenir à une même humanité empêche les plus pauvres d’oser parler de ce qu'ils ressentent. Les parents se culpabilisent de ne pouvoir offrir une vie digne à leurs enfants, de ne pouvoir les protéger de la violence qui s’installe au sein du quartier et parfois même au sein de la famille. Ces humiliations entraînent souffrance, indignation, colère, sentiment d’injustice et d’abandon. »

« Elles ont comme conséquence la méfiance visà- vis du voisinage et des institutions, méfiance qui va jusqu'à fuir l'aide. " C'est ce qui te tue, t'enlève jusqu'à l'envie de vivre. " »

Des violences institutionnelles et politiques

« Les violences et injustices vécues affectent la liberté et l’intégrité physique et psychique de personnes et de familles, entravent leur avenir, affectent la cohésion d’une société. Pourtant, elles ont atteint un tel degré de banalisation qu'elles ne remettent pas sérieusement en question le fonctionnement des institutions publiques ou de la société civile dont le rôle est de permettre de vivre ensemble en humanité, de garantir la sécurité et l’accès au bien commun pour tous. »

« Il s'agit bien là, sous des formes diverses, de mises à l’écart, de distanciation démesurée entre les personnes et l’institution, de violences que l'institution porte et cautionne au travers de ceux qui la représentent. »

« Les violences institutionnelles deviennent des violences politiques quand elles se légitiment elles-mêmes ou quand elles sont cautionnées par l’État. C’est le cas des législations et des politiques publiques qui imposent aux institutions le maintien de personnes et populations très pauvres dans des conditions inhumaines alors que des préconisations ou des dénonciations les ont jugées contraires au principe des droits de l’homme : expulsions répétées, habitat indigne, non-assistance sanitaire et juridique, refus de scolarisation, séparation des membres d’une même famille... »

« Cette violence exercée par les institutions est enracinée dans des violences historiques qui n'ont été ni comprises ni reconnues comme telles. Pour cette raison, elles se perpétuent de génération en génération et désavouent des personnes, des familles et des communautés entières. Laissés sans compréhension de leur histoire et de leur résistance, les plus pauvres sont renvoyés à une image négative et honteuse de leurs origines. »

« En refusant aux personnes les moyens de la participation, l’accès aux processus démocratiques leur est interdit. Les politiques qui visent à réduire d’un certain pourcentage la pauvreté sont elles-mêmes des violences car elles affirment dès le point de départ que tous ne seront pas concernés. »

Des projets d’aide et de développement non adaptés aux besoins des personnes

« Dans le contexte social et économique actuel, où les projets doivent être efficaces voire rentables très vite, beaucoup d’institutions - publiques ou de la société civile - ne prennent pas le temps de connaître les personnes et familles avec lesquelles elles se proposent de travailler et de comprendre ce qu'elles vivent et espèrent. »

« Une association veut aider les pauvres ; ils donnent bois, tôles, ciment, mais ils ne proposent pas de gens pour construire la maison. Si tu es une maman célibataire, que tu n’as pas d’argent pour payer la main-d’oeuvre pour construire, si tu n’as pas de lieu pour abriter le matériel donné, celui-ci s’abîme, le ciment devient roche donc inutilisable. Les ONG viennent avec un projet sans cheminement avec la famille, sans connaître les réalités… »

« Nous avons des ONG qui marchent derrière nous ici, qui amènent beaucoup d’argent, qui amènent beaucoup de choses, mais ce n'est rien. Ils ne peuvent pas combattre la misère ni la pauvreté parce qu’ils ne connaissent pas à qui il faut adresser ce qu’ils apportent. Ils s’adressent aux plus intelligents, ils séparent, ils mettent des violences. Ils viennent donner du riz pendant six mois à quelqu'un, et le plus pauvre, ils ne passent pas chez lui. Ça, c'est la violence.
La façon d’agir comme ça sépare les gens. »

« L’aide, telle qu’elle est pensée, ne correspond pas à nos besoins ; nous la vivons comme imposée pour satisfaire les désirs des penseurs des projets qui veulent nous dicter leurs valeurs. »

Rompre le silence

« Face à toutes les violences, l’être humain ne perd pas conscience que ce qu’il vit est violence. Sans cette conviction, nous ne sommes pas dans un chemin de paix avec tous. Même si une personne a toujours été condamnée au silence pour survivre, personne ne peut parler à sa place. Créer les conditions pour rompre le silence, c'est d’abord comprendre pourquoi les personnes sont amenées à garder le silence. »

« Il y a bien sûr des silences qui concernent l’intimité et rompre le silence n’est pas étaler sa vie. Il y a des silences qui protègent car parler serait amener plus de violence. Il y a le risque de se faire des ennemis à dire la vérité. (...) Il y a des silences de résignation parce que les personnes ne croient plus qu’on peut les prendre en compte. Elles ont l’expérience que, quand elles ont parlé, elles ont été ignorées et parfois même leurs propos ont été utilisés contre elles. »

« On ne peut pas rompre le silence quand on est enfermé dans la misère, qu’on se sent impuissant, coupable, en colère contre tout le monde et qu’on n’espère rien de l’avenir. Pour oser rompre le silence, pour faire sortir ce qui submerge les personnes à l’intérieur, pour qu’elles puissent s’en libérer, il faut qu’elles soient entourées de personnes en qui elles ont confiance. Lorsque des personnes participent à des associations ou mouvements avec d’autres qui sont également confrontés à la misère, elles doivent pouvoir s’exprimer dans la liberté à partir de ce qui les mobilise ; cela leur donne de la force. Cette force permet d’oser, de se solidariser, de ne pas humilier les autres, de se sentir à égalité pour parler avec liberté dans la société. »

Propositions d’engagements

« 1 - Reconnaître et refuser la violence faite aux pauvres et construire la paix avec eux. »

« 2 - Promouvoir la rencontre et la compréhension entre les personnes et les peuples à partir du refus de la misère. »

« 3 - Renouveler la manière de produire et de valider la connaissance à partir des réalités de vie des plus pauvres. »

« 4 - Réhabiliter les personnes les plus défavorisées dans leur histoire collective et familiale et dans leur résistance. »

« 5 - Reconnaître l’apport unique des plus pauvres à la construction de la paix entre tous les êtres humains. »

Plus d’information
La misère est violence -Rompre le silence - Chercher la paix (Conclusions) : http://bit.ly/SxaErP
Le Conseil des droits de l’homme de l’ONU a adopté les Principes directeurs sur l’extrême pauvreté : http://bit.ly/RYRD4E

Source
ATD Quart Monde : http://bit.ly/QiBY1L